L'enfant pituiteuxChantal Thomas
Dans la préface d'Histoire de ma vie, conçue comme un geste de courtoisie à l’égard des lecteurs, une manière de se présenter avant de commencer le récit, Casanova fait appel, pour son portrait « psychologique », à la théorie des humeurs :
« J’ai eu tous les quatre tempéraments : le pituiteux dans mon enfance, le sanguin dans ma jeunesse, puis le bilieux, et enfin le mélancolique, qui apparemment ne me quittera plus. »
(Histoire de ma vie, Tome I)
Histoire de ma vie privilégie le joyeux temps du tempérament sanguin, qui nous rend « empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer. »
Il suffit de faire confiance à ses impulsions. Elles vont dans le sens, toujours varié et renouvelé, du contentement et d’une sorte d’inspiration ou de trépidation intérieure qui détourne de la stagnation de l’ennui et vous pousse, toutes voiles dehors, vers l’aventure. Le bilieux et le mélancolique, tempéraments du temps honni de la vieillesse, ne se manifestent dans le texte que par incises. Quant au pituiteux, il n’en est quasiment pas question.
Sur cette époque, pourtant décisive, Casanova ne s’attarde pas. Elle est ce contre quoi, ou plutôt hors de quoi, il s’est constitué. Affaibli par de perpétuels saignements de nez, la bouche ouverte, l’air idiot, Giacomo dépérit. On peut parier que ses frères et sœurs plus jeunes se moquent de lui. Ses parents ne lui parlent pas, persuadés qu’il va bientôt mourir.
La sorcière de Murano
Et l’enfant, en effet, se meurt, tué par cette indifférence. Cercle fatal dont il n’aurait pu s’échapper sans sa « bonne grand-mère », personnage d’amour et de foi en les pouvoirs surnaturels de la sorcellerie comme de la religion. Elle le conduit chez une sorcière de Murano. Il a exactement huit ans et quatre mois.
« Descendant de gondole, nous entrons dans un taudis, où nous trouvons une vieille femme assise sur un grabat, tenant entre ses bras un chat noir, et en ayant cinq ou six autres autour d'elle. C'était une sorcière. Les deux vieilles femmes tinrent entre elles un long discours dont j'ai dû être le sujet. À la fin de leur dialogue en langue fourlane, la sorcière, après avoir reçu de ma grand-mère un ducat d'argent, ouvrit une caisse, me prit entre ses bras, m'y mit dedans, et m'y enferma, me disant de n'avoir pas peur. C'était le moyen de me la faire avoir, si j'avais eu un peu d'esprit ; mais j'étais hébété. Je me tenais tranquille, tenant mon mouchoir au nez parce que je saignais, très indifférent au vacarme que j'entendais faire au-dehors. J'entendais rire, pleurer tour à tour, crier, chanter, frapper sur la caisse. Tout cela m'était égal. On me tira enfin dehors, mon sang s'étanche. Cette femme extraordinaire, après m'avoir fait cent caresses, me déshabille, me met sur le lit, brûle des drogues, en ramasse la fumée dans un drap, m'y emmaillote, me récite des conjurations, me démaillote après, et me donne à manger cinq dragées très agréables au goût. Elle me frotte tout de suite les tempes, et la nuque avec un onguent qui exhalait une odeur suave, et elle me rhabille. Elle me dit que mon hémorragie irait toujours en décadence, pourvu que je ne rendisse compte à personne de ce qu'elle m'avait fait pour me guérir, et elle m'intime au contraire toute la perte de mon sang et la mort, si j'osais révéler à quelqu'un ses mystères. »
(Histoire de ma vie, Tome I)
L’enfant n’est pas guéri, mais il va mieux (il sera définitivement guéri par sa dure épreuve d’une faim « canine » au pensionnat). Mais, surtout, la scène avec la sorcière lui fait découvrir le premier principe à l’œuvre dans cet extraordinaire roman d’apprentissage qu’est Histoire de ma vie : il existe de l’irrationnel et il importe de savoir jouer avec.
L’observation du mouvement
L’éveil de sa raison, huit mois plus tard, en avril 1734, a pour cadre le burchiello (barque faisant le trajet, sur le canal de la Brenta, entre Venise et Padoue) qui le mène à Padoue, et pour motif l’interprétation du mouvement. Ayant compris que ce ne sont pas les arbres qui bougent mais lui, Giacomo en déduit que c’est peut-être pareil avec le soleil : il est fixe, et c’est nous qui nous déplaçons ! L’enfant, plein de fierté, confie sa trouvaille à sa mère. Elle lui répond par des sarcasmes. Au bord des larmes, prêt à sombrer, il est sauvé par l’approbation du poète et célèbre libertin Giorgio Baffo. Celui-ci le complimente et l’exhorte à faire confiance à son entendement. C’est pour l’enfant la découverte d’un second principe fondamental : il existe du rationnel et il est passionnant de développer ses facultés intellectuelles.
Casanova est né à la vie par la magie de l’amour et à la raison par le plaisir et l’observation du mouvement. Dans les deux cas, il n’a pas eu besoin de sa mère. Il est né de lui-même avec l’aide d’une grand-mère sorcière et d’un poète érotique. Les épisodes de Murano et du burchiello illustrent à merveille le talent de Casanova à condenser en scènes fortes et personnages significatifs des éléments d’expériences disséminés en de multiples rencontres et situations.
En elles-mêmes, ces données n’ont souvent rien de rare ; c’est le passage par le tamis d’une mémoire créatrice qui leur confère éclat et vérité – non la vérité factuelle du vécu, mais la force d’inscription d’un imaginaire neuf grâce auquel on déchiffre autrement le monde qui nous entoure et les événements de notre propre vie.
Casanova a sauté hors de son enfance à pieds joints, comme d’une case maudite. Il fera de même à chaque fois qu’il se verra prisonnier du malheur, ou de sa menace. À l’age de quarante-deux ans, prêt à s’enfoncer dans le deuil que lui cause la fin tragique d’une amante, il s’arrache aux griffes du chagrin : « Quand je fus seul, j’ai vu que si je n’oubliais pas Charlotte j’étais un homme perdu. » (Histoire de ma vie, Tome III).