Voltaire à la BnF
Des œuvres prestigieuses de Voltaire conservées à la Réserve des Livres rares de la Bibliothèque nationale de France, la plus célèbre est sans doute l'édition des Œuvres complètes, dite de Kehl, 1785-1789, exemplaire de la seconde impression, sur papier vélin satiné à grandes marges, dont les 70 volumes furent offerts à la Bibliothèque en feuilles par son enthousiaste éditeur, Beaumarchais, le 2 juillet 1791. Placés dans un coffre porté par des hommes vêtus à l'antique, ils firent partie du cortège pour la translation des cendres de Voltaire au Panthéon, le 11 juillet 1791, au même titre que la statue de Voltaire dans un fauteuil (le « Voltaire assis ») de Houdon et qu'un modèle réduit de la Bastille. Les volumes furent ensuite reliés en maroquin rouge à grains longs par Bradel-Derôme, aux armes royales. Une lettre de l'auteur du Mariage de Figaro à l'abbé Des Aulnays, garde des imprimés de la Bibliothèque royale, annonce ce don, symbolique du revirement de la Nation à l'égard du « vieux philosophe de Ferney », si longtemps tenu à l'écart : « La Nation rend à Voltaire les honneurs que le despotisme et le fanatisme lui refusèrent [...] Cette collection des fruits d'un immortel génie aura sa place à la translation de Voltaire devant les gens de lettres, ses disciples et ses enfants. C'est de là qu'elle sera portée à la Bibliothèque Nationale. En présentant, Monsieur, cet exemplaire à mes concitoyens, je ne suis que l'écho du vœu que le grand homme en eût formé lui-même, s'il eût été présent aux honneurs mérités que la Nation et son siècle lui rendent. »
Ainsi Voltaire entra-t-il enfin glorieusement à la Bibliothèque. Historiographe du Roi, membre de l'Académie française, le philosophe qui incarna entre tous le siècle des Lumières n'avait guère eu droit d'asile dans la cité des livres, si ce n'est grâce au dépôt légal, pour ses œuvres bénéficiant d'un Privilège ou d'une Permission tacite, et, parfois grâce aux confiscations, aux saisies des ouvrages clandestins, ou encore par les dons et achats de bibliothèques de grands personnages ouverts aux idées nouvelles. Certains de ces bibliophiles furent ses amis ou ses protecteurs, tels le comte d'Argenson auquel il envoya de Potsdam, en 1752, une copie de son Histoire de la guerre de 1741 et le duc de La Vallière, qui reçut une copie de Candide, dictée et abondamment corrigée et amplifiée, seul exemple d'un manuscrit complet travaillé par Voltaire. Leurs deux collections sont à l'origine de la Bibliothèque de l'Arsenal, département de la Bibliothèque nationale depuis 1935.
Pendant son séjour à Cirey avec Madame Du Châtelet, Voltaire avait obtenu de la Bibliothèque royale l'autorisation d'emprunter des livres, nécessaires à ses recherches pour les Lettres philosophiques puis pour ses ouvrages historiques – ce dont témoignent les registres de prêt des imprimés et sa correspondance. Il parvint même à se faire envoyer des livres à Ferney. Une telle libéralité l'incita à consacrer, dans l'article « Bibliothèque » des Questions sur l'Encyclopédie, quelques lignes élogieuses à cette noble institution : « La bibliothèque publique du roi à Paris est la plus belle du monde entier, moins encore par le nombre et la rareté des volumes que par la facilité et la politesse avec laquelle les bibliothécaires les prêtent à tous les savants. Cette bibliothèque est sans contredit le monument le plus précieux qui soit en France. » Toutefois, Voltaire n'envisagea pas de donner ou de léguer tout ou partie de sa production, imprimée ou manuscrite, alors même qu'il avait des fonctions officielles à la cour. Certes, les dons de papiers d'écrivains contemporains étaient rares au XVIIIe siècle, mais Madame Du Châtelet n'avait-elle pas légué à la Bibliothèque royale deux de ses manuscrits et les lettres de Maupertuis ? Il se contenta, quant à lui, d'offrir, en août 1761, un manuscrit traduit du sanscrit, l'Ezour-Védam, ou ancien commentaire du Védam qu'un officier de la compagnie des Indes avait rapporté de Pondichéry. Le philosophe crut puiser là aux sources les plus anciennes de sa conception d'un déisme naturel et le cita dans plusieurs de ses œuvres, en annonçant modestement, dans La Philosophie de l'histoire, qu'un « hasard heureux a procuré à la bibliothèque de Paris un ancien livre des brames ». Était-ce pour lui son cheval de Troie dans la forteresse royale ? On sait maintenant que le texte a vraisemblablement été écrit au début du XVIIIe siècle, par un jésuite en mal de conversion des populations hindoues...
À Ferney, le Patriarche, éloigné de Paris depuis 1750, devenait le point de mire de l'Europe entière et le correspondant des souverains éclairés. Ses combats incessants contre « l'infâme », inquiétaient la monarchie. En juin 1774, on le disait mourant. La disparition prochaine de celui qui signait volontiers « le vieux malade de Ferney » ; incita le gouvernement à mettre en place toute une procédure pour éviter la dispersion des manuscrits subversifs de Voltaire. Une instruction de Louis XVI enjoignait aux parents et héritiers de laisser le subdélégué de la province de Bourgogne faire un inventaire des papiers et d'en confisquer certains, le cas échéant. Une fois de plus Voltaire ressuscita et ses papiers restèrent à Ferney. À son retour à Paris, au lendemain de son « couronnement » à la Comédie-Française, il se rendit, le 30 mars 1778, dans les bâtiments de la Bibliothèque royale, rue de Richelieu, mais ce fut uniquement pour la célèbre séance de pose dans l'atelier du sculpteur Houdon, installé là depuis 1777, qui réalisa le dernier portrait sur le vif du philosophe.
Deux mois plus tard, le 30 mai 1778, la mort rendait Voltaire à la clandestinité, au refus de sépulture religieuse, à la chape de plomb jetée sur son œuvre. Catherine II put négocier dès la fin de 1778 avec les héritiers l'achat de la bibliothèque et des papiers restés à Ferney. Installé hors les murs, à Kehl, en 1779, avec le matériel d'imprimerie de sa « Société littéraire typographique », Beaumarchais ne s'en heurta pas moins aux obstacles qu'opposaient le clergé et le gouvernement à la première édition posthume des Œuvres complètes, basée sur les manuscrits et matériaux rachetés à Charles-Joseph Panckoucke. Ce dernier, éditeur avisé, avait su séduire Voltaire et récupérer en les faisant prospérer diverses entreprises éditoriales, autour d'une œuvre au succès grandissant. Avec Panckoucke et Beaumarchais, était né le phénomène Voltaire, si manifeste dans les fonds imprimés de la Bibliothèque nationale de France.
Car Voltaire est présent d'abord par l'abondance de sa production imprimée, qui le place largement au premier rang des écrivains de toute époque et de toute langue. Et le plus beau monument que lui ait élevé la Bibliothèque nationale est sans aucun doute le catalogue en deux volumes, L'Œuvre imprimé de Voltaire à la Bibliothèque Nationale, 1978, tomes 214, I-II du Catalogue général des livres imprimés, catalogue dont aucun autre auteur n'occupe même un seul volume. Il est établi sous la direction de Marie-Laure Chastang et Hélène Frémont, avec une introduction par René Pomeau qui illustre magnifiquement l'évolution du phénomène éditorial Voltaire du XVIIIe au XXe siècle. Le nombre, l'importance et la complexité de publication des œuvres de Voltaire ont amené les rédacteurs de ces notices à décrire les éditions successives de chacune des ouvrages en tenant compte de l'étude des papiers, des préfaces, des avis et des cartons – auxquels les éditeurs du philosophe furent si souvent contraints d'avoir recours –, comme des ex-libris, des annotations éventuelles, des lettres jointes et, bien sûr, des gravures, des dessins et des reliures, parfois somptueuses. Les 5&bsp;168 notices, complétées par des bibliographies et par sept index, témoignent de la qualité de cet ensemble unique. Il doit beaucoup aux collections constituées par deux grands voltairiens et données à la Bibliothèque, en 1869 pour celle d'Adrien-Jean-Quentin Beuchot (1777-1851), l'éditeur des Œuvres complètes de Voltaire de 1829-1834 ; en 1929 pour celle du célèbre bibliographe Georges Bengesco (1848-1922), soit respectivement environ 2 000 volumes du fonds Z. Beuchot et 1 000 volumes du fonds Z. Bengesco, conservés au département de la Réserve des Livres rares.
Désormais conservé sur le site François-Mitterrand, le fonds imprimé Voltaire a profité de la dynamique engendrée par la création de la Bibliothèque nationale de France, avec une politique d'acquisition à deux niveaux : combler les lacunes dans le fonds existant et développer la consultation en libre accès. La Réserve des Livres rares a acquis une dizaine d'éditions des XVIIIe et XIXe siècles, dont une édition bilingue français-suédois de La Mort de César (1764) et l'un des deux exemplaires connus ne portant pas les cartons exigés par Catherine II des Lettres de l'impératrice de Russie et de M. de Voltaire, tome 67 de l'édition de Kehl (1784).
En 2015, le catalogue général de la BnF, accessible en ligne sur www.bnf.fr, propose 7 798 notices Voltaire. 832 ouvrages sont numérisés dans Gallica, auxquels s'ajoutent les ouvrages d'Helvétius, De l'Esprit et de Rousseau, Lettre à M. de Beaumont, annotés par Voltaire, provenant de la bibliothèque de Voltaire à Saint-Pétersbourg, numérisés et consultables sur les sites de la Bibliothèque nationale de Russie et de la Bibliothèque nationale de France. Le site data.bnf.fr répertorie 1 058 documents à propos de Voltaire et permet d'accéder à la liste de tous les auteurs liés à Voltaire par des contributions communes et des collaborations.
Quant au département des Manuscrits, il offre au XXIe siècle la plus importante réunion de manuscrits et de lettres de Voltaire. S'il est vrai que l'écrivain se souciait peu de ses manuscrits – hormis les quelques copies adressées à des protecteurs ou présentées pour désavouer des éditions pirates –, la prolifération des copies avant ou après impression circulant sous le manteau, les multiples fragments autographes retrouvés, brouillons ou mises au net, les carnets de notes et la documentation accumulée, tous ces documents qu'Andrew Brown a recensés dans les Studies on Voltaire en 1970, constituent une masse impressionnante dont le département possède un bon quart. Quelque 8 000 lettres de Voltaire, autographes, minutes ou copies, figurent dans nos collections, dont à peu près 500 à la Bibliothèque de l'Arsenal, sur les quelque 24 000 recensées en 1976 dans le tome L de la correspondance de l'édition Besterman.
Les collections de Louis-Nicolas de Cayrol (1775-1859) et de Seymour de Ricci (1881-1942) en sont les fleurons. Acquise en 1860 par la Bibliothèque impériale, la première comprend, en 87 recueils de la série des Nouvelles acquisitions françaises, une abondante correspondance jointe aux matériaux éditoriaux réunis par ce collaborateur de Beuchot, qui publia également deux volumes de lettres inédites de Voltaire en 1856. Donnée en 1935 à la Bibliothèque nationale par celui qui fut un de ses grands mécènes, la seconde, en vingt forts volumes des Nouvelles acquisitions françaises, est riche de près de 2 000 lettres et des manuscrits inconnus qu'il avait traqués sa vie durant chez les libraires et en ventes publiques. Magistralement présentée et analysée par Ira O. Wade, – qui publia également de nombreux autres documents encore inédits du Département (The Search for a new Voltaire, 1958) –, la collection Seymour de Ricci ouvrit la voie au renouveau des études voltairiennes. C'est là que se trouvent les deux brûlots qui inquiétèrent tant Frédéric II et Catherine II, les Mémoires de Voltaire sur son séjour en Prusse, copie de Jean-Louis Wagnière, poursuivie pour les dernières pages par le philosophe en juin 1759 et, avec les minutes de ses réponses, une bonne partie des lettres de l'impératrice. Ce sont ses lettres que Catherine II espérait tant trouver parmi les papiers achetés à Madame Denis en 1779. Parmi les 43 volumes de manuscrits et papiers éditoriaux du fonds Rés. Z. Beuchot, versés au département des Manuscrits en 1965, il faut signaler les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. Voltaire publia en 1761 sous le nom du marquis de Ximenès, copie en partie de Wagnière, avec des corrections autographes de Voltaire et une note de la main du pseudo-auteur, Ximenès, des écrits personnels, autographes ou copies, de Wagnière, et les manuscrits de plusieurs autres des premiers biographes de Voltaire, comme l'abbé Duvernet, Antoine Sérieys, Sébastien Longchamp. Après l'achat de nouveaux documents concernant Nicolas Ruault, Beaumarchais et l'édition de Kehl, le Département a acquis 180 lettres inédites de Voltaire, correspondance familiale de 1737 à 1778, apport majeur sur les années à Cirey (138 lettres à Madame Denis de 1737 à 1744).
L'abondance des fonds historiques et littéraires du XVIIIe siècle conservés au département des Manuscrits permet de suivre la trace de Voltaire aussi bien dans les papiers de son ami le chancelier Malesherbes, directeur de la Librairie, que dans la volumineuse collection des Joly de Fleury, père et fils, procureur général et avocat général au Parlement de Paris, contre lesquels le philosophe ne manquait pas une occasion d'exercer sa vindicte. Dans le fabuleux ensemble de manuscrits autographes et de copies du fonds Diderot-Vandeul entré à la Bibliothèque nationale en 1951, figure une copie annotée de plusieurs mains des Mémoires de Voltaire... Ainsi tout voltairien trouve à la Bibliothèque nationale de France un terrain de recherche illimité. Toutes les grandes expositions sur les Lumières ont célébré Voltaire en présentant des documents appartenant aux collections de l’établissement.
La Bibliothèque nationale de France abrite, depuis 1864, le cœur de Voltaire. Dans le salon d'honneur du site Richelieu, où la Bibliothèque royale s'était installée au XVIIIe siècle, les hôtes sont accueillis par le plâtre original du « Voltaire assis » de Houdon (1781). Sur le socle de la statue, on peut lire cette inscription : « Cœur de Voltaire donné par les héritiers du marquis de Villette ». Il fut même question, alors, de consacrer une salle de la Bibliothèque à Voltaire et à son œuvre. Avant de revendre Ferney, dès 1785, le léger marquis de Villette avait fait mettre sur la porte de la chambre de Voltaire où se trouvait le « mausolée » du cœur de Voltaire, érigé par Racle, la phrase suivante : « Son esprit est partout et son cœur est ici. »
D'après Annie Angremy, conservateur général honoraire à la Bibliothèque nationale de France, ancienne responsable de la section française du département des Manuscrits.