L'homme de son siècle Pierre Malandain
La naissance de François Marie Arouet est problématique. Il l'a voulu ainsi, jouant sur les dates (novembre ou février 1694), brouillant à l'envi les pistes de manière à permettre l'hypothèse d'un adultère de sa mère. Anecdotiquement, cela ferait de lui le fils, non du grave notaire Arouet, mais du sieur de Rochebrune, mousquetaire et chansonnier. Plus symboliquement, il y a dans ce refus de ce qui est pour chacun la chose la plus déterminée et la plus déterminante qui soit, sa naissance, un geste d'irréductible liberté, et comme un programme de vie. Jamais – en dépit d'une mémoire et d'une culture solides, voire gourmandes – cet homme ne continue, ne respecte, ne prolonge, ne maintient : il commence, il ouvre, il naît. En accord avec la grande aventure historique des Lumières naissantes, il n'en finit pas de naître, de renaître, de rebondir, au point de modifier profondément la signification même de la naissance : non plus accès ponctuel à l'être mais manière d'être, non plus un droit mais un devoir, non plus un rang hérité dans un monde constitué mais une place à se faire dans un monde que cet effort transforme. Cette disposition détermina son existence (toute d'exils, de fuites, de refondations, depuis l'altercation fameuse avec le chevalier de Rohan-Chabot), son nom (celui qu'il se donna en 1718, VOLTAIRE, sans prendre la peine de l'expliquer : ARO U/V ET LE J/I eune par anagramme, ou, par interversion, AIRVAULT, terre proche du berceau poitevin de la famille, le petit VOL-on-TAIRE, surnom de l'enfant turbulent, voire O ALTE VIR, ô grand homme !, ou encore l'astucieux ROI-VALET ?...), son œuvre. C'est dans les différents aspects de cette dernière que nous pouvons aujourd'hui retrouver et partager cette rare faculté.
Naître à la poésie
« Un poète, c'est de Voltaire, et puis qui encore ? de Voltaire ; et le troisième ? de Voltaire ; et le quatrième ? de Voltaire », fait dire Diderot au Neveu de Rameau. C'est bien en effet comme poète que cet écrivain, polygraphe pourtant, fut célébré en son temps. Surtout si l'on inclut dans la production poétique la « poésie dramatique », où il passa pour le digne successeur de Racine. Nous avons aujourd'hui quelque peine à imaginer cette gloire car ses vers, dramatiques ou non, sont ce qui, dans son œuvre, a le plus vieilli. Il n'est pas impossible qu'il s'agisse d'une illusion d'optique ou d'acoustique, et qu'il faille songer à relire cette poésie, trop longtemps victime d'un préjugé « romantique ». Quoi qu'il en soit, c'est par les vers qu'il se fit connaître et qu'il s'imposa, et il ne cessa d'en écrire jusqu'à ses derniers jours. Des odes d'abord, le grand genre lyrique, dans la tradition de Pindare et d'Horace, illustrée en français par Ronsard et Malherbe, et que pratiquent, pour célébrer les grands événements et chanter les grands hommes, les Boileau, Perrault, La Motte, J.-B. Rousseau... au moment où un jeune homme de seize ans vient leur disputer la palme. Académiques, certes – bien qu'il n'obtienne pas le prix de l'Académie pour son Vœu de Louis XIII, ce qui lui inspire de s'essayer dans la satire –, ces poèmes ne manquent pas cependant de faire retentir d'une manière nouvelle les problèmes de l'actualité, comme ces terribles « malheurs du temps » de 1713.
À la satire, Voltaire semble donc avoir été contraint par les circonstances : La Motte a outrageusement favorisé son protégé, le vieux poète Du Jarry, lequel a reçu le prix de l'Académie à la place du jeune homme ; celui-ci ridiculise le poète vainqueur en le « corrigeant » (dans la Lettre à M. D***) et traîne La Motte et ses amis (les Modernes) dans le « bourbier » d'un poème burlesque. Il a trouvé là un ton qui lui convient si bien qu'il l'exerce aussitôt dans les milieux mondains qu'il fréquente et où il devient le champion de l'épigramme. Morceaux brillants, légers, féroces, conçus en un instant, jetés en pâture aux beaux esprits, pillés, désavoués avec un sourire qui, peut-être, désavoue le désaveu. Qu'ils s'attaquent au Régent du royaume, et les choses se gâtent : premier exil, premier séjour à la Bastille... qu'importe ! on y broche d'autres vers. On s'y essaye à l'épître, par exemple, pour persuader le Régent de sa bonne foi :
« Devant toi je ne veux d'appui que l'innocence ;
J'implore ta justice et non point ta clémence.
Lis seulement ces vers et juge de leur prix ;
Vois ce que l'on m'impute, et vois ce que j'écris. »
« Lis seulement ces vers... » Tout Voltaire est déjà dans cette invite modeste, enjôleur et diabolique.
À trente ans, voilà donc qu'il a fait le tour des genres poétiques et qu'il les maîtrise mieux que personne. Même La Ligue, qui sera La Henriade en 1728, l'emporte de beaucoup sur les productions épiques contemporaines. L'instrument est à sa disposition, en bon état de marche : il saura s'en saisir dans toutes les émotions et les luttes à venir. Certains de ses poèmes allumeront de véritables guerres philosophiques, comme Le Mondain en 1736, ou le Poème sur le désastre de Lisbonne en 1756. Et ce seront, en tout, 21 odes (dont celle, en 1730, « sur la mort de Mlle Lecouvreur »), 38 stances, jusqu'à celles « à Mlle Lullin », de 1773, aux accents mussetiens :
« Si vous voulez que j'aime encore,
Rendez-moi l'âge des amours..., »
des poèmes héroïques (celui, par exemple, célébrant la bataille de Fontenoy en 1745, le meilleur d'une ample série), des poèmes philosophiques (dont les sept beaux Discours en vers sur l'homme terminés en 1745), 123 épîtres (« à Uranie », sa profession de foi religieuse, plusieurs fois reprise à partir de 1722 ; « en arrivant dans sa terre près du lac de Genève » en 1755 ; « à Horace » en 1772), 15 contes en vers, force satires (Le Préservatif en 1738 contre Desfontaines, La Crépinade en 1736 contre J.-B. Rousseau, les Quand, les Qui, les Quoi, les Ah ! Ah ! en 1760 contre Lefranc de Pompignan), des centaines d'impromptus, des milliers d'épigrammes... Et même, côte à côte, des paraphrases de la Bible (Précis de l'Ecclésiaste, du Cantique des Cantiques, 1756) et l'inavouable Pucelle, cette parodie d'épopée, fantaisie héroïcomique en 21 chants de gais décasyllabes, gaillarde narration entrecroisée des malheurs subis par le roi de France Charles VII et des dangers courus par le pucelage de Jeanne d'Arc, dont la divulgation fit à la fois tant plaisir et tant peur à Voltaire pendant trente ans !
Quant à la poésie dramatique, c'est bien, après le glorieux XVIIe siècle, l'ambition capitale. Voltaire a composé près de trente tragédies. En s'entêtant à moderniser une forme incapable de cette mutation, en y maintenant le vers, contre les propositions de La Motte au début du siècle et de Diderot en son milieu, en y animant le discours de tableaux saisissants et de mouvements pathétiques, en actualisant les enjeux du frisson tragique, plus lié à l'inquiétude philosophique qu'à la terreur religieuse, en y employant les plus habiles comédiens dont il avait fait ses amis (Adrienne Lecouvreur, Mlle Clairon, Lekain), Voltaire n'a pas sauvé la tragédie, mais il a bien servi le théâtre et maintenu sur la scène française, à une époque qui ne s'en souciait plus guère et qui, pourtant, lui en sut gré, la grande liturgie rituelle du langage poétique offert en spectacle à la collectivité. Pour ce qui est de ses comédies, une bonne vingtaine – dont L'Indiscret (1725), Les Originaux (1732), L'Enfant prodigue (1736), Nanine ou le Préjugé vaincu (1749), L'Écossaise (1760) –, beaucoup mériteraient qu'on songe à les reprendre, comme l'a prouvé le succès récent, dans les célébrations du tricentenaire, de La femme qui a raison (1758).
Naître à la philosophie
L'affaire du chevalier de Rohan-Chabot fit de Voltaire un philosophe de deux façons : en lui montrant que d'autres forces étaient à l'œuvre dans le monde social que celles de l'esprit et du talent, et qu'un génie roturier y restait inférieur à un imbécile titré ; en précipitant et en prolongeant le voyage en Angleterre que, de toute façon, il projetait.
L'Angleterre était déjà, depuis Locke et Newton, le pays de la « philosophie », mais elle le devint d'une manière beaucoup plus significative encore dans tous les esprits à travers l'expérience que Voltaire en fit. Expérience du relativisme d'abord, qui leste de scepticisme et d'empirisme les envols trop facilement chimériques de la pensée. Jouant le jeu de bonne humeur, le bel esprit exilé se fait découvreur curieux du monde anglais, apprend la langue et se rend capable de rédiger en cette langue plusieurs ouvrages, dont l'essentiel de ce qui deviendra les Lettres philosophiques. Introduit dans la haute société anglaise par son ami Bolingbroke, il fréquente les tories et les whigs, rend visite à Congreve, rencontre Pope, Swift, Thomson, Young, le philosophe Clarke. Au théâtre, il reçoit le choc de Shakespeare, et la désapprobation qu'il croit devoir faire de son désordre et de sa « barbarie » est nuancée d'une profonde admiration : son Brutus de 1730 en sera très influencé. Dans tous les domaines, les manières de faire anglaises permettent de se retourner de façon critique sur les françaises, sans pour cela idéaliser le modèle : les sectes religieuses anglaises ont beau être tolérantes, elles n'en sont pas moins des sectes et, plein de sympathie pour leur simplicité directe, Voltaire n'en est pas moins sensible aux ridicules des Quakers, par exemple.
Autre fondation philosophique solide, la mise en relation : dans la ligne de Newton, Voltaire voit graviter les ensembles politique, religieux, culturel, économique et social en un système autorégulé, dont les mouvements peuvent être calculés, voire infléchis. Le plan des Lettres philosophiques s'explique ainsi, qui composera en un tel système les activités anglaises en matière de religion (lettres 1 à 7), d'organisation politique et sociale (lettres 8 à 11), de réflexion philosophique et scientifique (lettres 12 à 17), de production littéraire (lettres 18 à 24), et placera en leur milieu celle à laquelle le beau nom polyvalent de « commerce » convient si bien : circulation, partage, prospérité, liberté, tolérance, autant de bienfaits qu'on peut attendre du commerce des denrées comme de celui des idées, et, au total, de ce commerce des hommes qu'on appelle civilisation.
Cette philosophie enfin est faite d'un refus. Celui de toute métaphysique qui dérobe à la raison l'objet ultime de sa quête; qui, tout inconnu qu'il est, l'érige en rival du bonheur terrestre et paralyse a priori tout élan vers le progrès. Locke est ici le grand antidote de Pascal : au premier est consacrée la plus longue (avec celle « sur le système de l'Attraction » de Newton) et la plus audacieuse des 24 lettres philosophiques ; le second est longuement et méthodiquement réfuté dans la 25e. Prônant un « héroïsme de la pensée courte » (selon une forte formule de J. Goldzink), Voltaire oppose à des siècles d'élucubrations vaines et obscurantistes, faussement sublimes et très réellement criminelles, l'exercice libre d'une pensée qui ne se fonde que sur l'expérience pour se tourner vers l'utilité. Et son ironie a déjà découvert qu'il est infiniment plus délicat, en ce domaine, de faire simple que compliqué, que si quelque chose est profond, dans le miroir que réciproquement se tendent l'homme et le monde, c'est sa surface miroitante.
Naître à la science
Il faut une belle dose d'humilité, quand on a atteint la notoriété – dangereuse, certes, mais grisante aussi – dont Voltaire jouit à quarante ans, pour se refaire apprenti. D'humilité ou de curiosité, ou encore d'amour, car avec Émilie Du Châtelet, qui affiche, en dépit du qu'en dira-t-on, plus de liberté dans ses mœurs et d'ambition intellectuelle qu'il convient alors à une femme, c'est la grande passion de sa vie qu'il va vivre pendant quinze ans. La rencontre est fulgurante entre leurs appétits, tant sensuels qu'intellectuels et moraux, et l'émulation les attise encore. Le goût de vivre, de profiter du monde, de partager les plaisirs, d'accroître ensemble leurs connaissances leur inspire d'aménager le vieux château de Cirey, d'y installer bibliothèques et laboratoires, et de se délasser de longues heures d'étude en organisant fêtes et spectacles. L'activité théâtrale de Voltaire se fait plus grande que jamais, Le Mondain, La Pucelle prouvent qu'il est toujours le poète aisé et facétieux de ses débuts, mais, pour l'essentiel, il passe son temps à se faire savant en toutes sortes de disciplines qu'il n'avait jusque-là abordé qu'en amateur. Après s'être débarrassé de la métaphysique en brochant un Traité qu'il garde pour lui, il passe aux choses sérieuses : la physique et l'astronomie, l'histoire de l'humanité, l'exégèse des textes anciens.
En Angleterre, il avait apprécié en philosophe la scientificité newtonienne ; grâce à Mme Du Châtelet et à son ami Maupertuis, il en pénètre plus techniquement les principes et les calculs, au point de pouvoir les expliquer au public français non spécialiste. Pendant que sa maîtresse prépare une traduction, avec commentaires, des Philosophiae naturalis principia mathematica, il rédige des Éléments de la philosophie de Newton qui prétendent non seulement faire connaître aux Français le grand savant anglais, mais encore leur faire adopter sa méthode et ses théories. On s'initie aussi à Leibniz, aux sciences physiques et naturelles auprès des savants hollandais. En matière d'histoire, il est clair qu'il faut tout repenser radicalement. Ils remontent donc aux sources. L'immense documentation que Voltaire amasse alors lui sera un réservoir inépuisable, non seulement pour ses ouvrages historiques de la période suivante, mais pour toute son œuvre à venir. Parmi les sources de l'histoire des hommes, la Bible occupe une place prééminente, de fait à cause de son antiquité, et de droit par son caractère de texte sacré. Voltaire va contester et le droit et le fait, mais il ne le fera qu'après un très complet examen du texte et de ses commentaires, ceux par exemple de Dom Calmet. Dorénavant, la solidité de son information en matière historique et biblique se composera – de manière inimitable – avec le don de la dissimuler sous une apparente légèreté et de la rendre attrayante.
Naître à la politique
Il ne faudra pas moins de quinze ans à Voltaire pour faire le tour de toute ambition de type politique, en quatre étapes à peu près égales : quelques années de faveur versaillaise, trois ans d'intermède prussien, deux années d'errance à l'Est, et quatre années de résidence problématique en Suisse. Pour comprendre la période versaillaise, il suffit de lire Zadig qui en dresse le bilan ironique. Tout réussit soudain à celui que le pouvoir a jugé utile de s'attacher : les titres, les honneurs, les commandes. Il peut se mettre à nourrir les plus hautes espérances... jusqu'au jour où, le naturel reprenant le dessus, il ne peut s'empêcher de lâcher à mi-voix, en anglais, au jeu de la reine où Mme Du Châtelet était en train de perdre gros : « Vous ne voyez donc pas que vous jouez avec des fripons ? » Il ne devait plus revoir la cour de sa vie. Avec Frédéric II, l'expérience est d'une tout autre sorte. Le roi philosophe, le « Salomon du Nord » l'appelle depuis longtemps auprès de lui. Quand, après la mort de Mme Du Châtelet, il se décide à répondre à cette invitation, il est reçu avec tous les honneurs et chargé des plus hautes distinctions. En réalité, Frédéric le considère comme un domestique majuscule, et l'emploie à relire et corriger les vers qu'il aime écrire en français. Voltaire ne met pas longtemps à comprendre que ce despote éclairé est surtout un despote, et que sa philosophie ne l'empêche pas de prendre le plus grand goût à la guerre, ni de traiter ses familiers avec le plus froid mépris. Est-ce par rancune envers Maupertuis, ex-amant de Mme Du Châtelet, est-ce pour marquer un point sur le prince/frère/ennemi ? Il prend parti dans la querelle scientifique qui oppose le président de l'académie de Berlin au mathématicien Koenig, se range du côté de ce dernier et ridiculise Maupertuis dans la spirituelle Diatribe du docteur Akakia, que le roi, furieux, fait brûler. Le séjour durera trois ans, mais dès les premiers mois, Voltaire avait perdu toute illusion de jouer le moindre rôle de conseiller auprès d'un monarque imbu de son autorité et supportant mal la liberté des autres. Les choses finiront par une rupture violente et un départ mouvementé. Voltaire reprendra sa relation épistolaire avec Frédéric un peu plus tard, mais ne prétendra plus remplir la fonction politique et diplomatique qu'il s'était un moment cru en mesure d'assurer.
Au retour de Prusse, nouvelle expérience de l'errance à laquelle est condamné celui qui aspire à être courtisan sans en avoir la moindre vocation. Il se sent « entre deux rois le cul par terre » : on ne veut de lui nulle part, ni à Paris malgré ses intrigues et ses relations, ni à Colmar où les Jésuites redoutent sa mauvaise influence. Quand il croit avoir enfin trouvé son havre, sur le territoire de la république de Genève, il s'aperçoit que les petites républiques valent bien les grandes monarchies et que le protestantisme ne le cède en rien au catholicisme, en matière de réaction contre les Lumières : son goût pour les pièces de théâtre, qu'il écrit, fait représenter, joue lui-même chez lui, aux Délices, en y invitant les Genevois qui viennent de plus en plus nombreux, inquiète les autorités du consistoire. Depuis Calvin en effet, le théâtre est proscrit comme un art profane et pervers. Voltaire, pour qui il est au contraire le moyen par excellence de la sociabilité et de la moralité publique, ne cède pas. Il joue même les provocateurs, inspire à d'Alembert son article « Genève » de l'Encyclopédie. Celui-ci, souhaitant, arguments à l'appui, le rétablissement d'un théâtre public à Genève, s'attire une réaction indignée des pasteurs, et une riposte argumentée de J.-J. Rousseau. Il est devenu clair que Voltaire ne s'entendra avec aucun pouvoir politique existant. Il lui faut, pour ainsi dire, se créer son propre cadre politique, bâtir sa cité, ou, comme il le dit alors, « fonder Carthage » (contre toutes les Romes, sans doute). Et c'est ce qu'il va faire à Ferney.
Les difficultés de cette vie itinérante et mouvementée n'empêchent pas l'écrivain de produire. À côté des tragédies, des comédies et des poèmes, on voit apparaître les contes, dont Candide, point d'orgue de cette période de désillusion et moment d'une métamorphose philosophique : aux mirages de la poursuite naïve d'un bonheur chimérique va succéder la prudente gestion des biens dont on peut jouir, les discours feront place aux actes, aux cours va se substituer le jardin. C'est aussi l'époque de l'achèvement des grandes sommes historiques : Le Siècle de Louis XIV, qui est plus qu'une histoire du XVIIe siècle français, une nouvelle manière de concevoir l'histoire, en privilégiant des périodes de progrès accéléré et en en cherchant le dynamisme dans l'esprit d'une collectivité ; l'Essai sur les mœurs, vaste revue des horreurs « médiévales » étendue à toutes les civilisations, de l'Occident et de l'Orient. En 1759, l'expérience proprement politique de Voltaire est terminée. Ces sommes en ont fait le bilan et montrent la nécessité d'une autre sorte d'engagement dans « le monde comme il va ».
Naître à la liberté
Le jour où Voltaire s'installe à Ferney inaugure une nouvelle époque des Lumières, un nouveau modèle de la philosophie appliquée, un nouvel élan vers la liberté. Certes, c'est à sa manière qu'il la vit, et tout le monde ne peut pas être seigneur de Ferney, dans un pays de Gex à peu près indépendant et de la France et de Genève ; de plus, tout le monde ne jouit pas de l'immense fortune qu'il a amassée et qu'il arrondit de plus en plus grâce à de judicieux placements ; tout le monde n'a pas acquis l'indépendance d'esprit que lui ont procurée ses précédentes « naissances ». Cependant, l'idée de « cultiver son jardin » peut être transposée dans toutes sortes de situations, et c'est en songeant à l'exemple – aux vertus duquel il croit – que le châtelain de Ferney se met à organiser la vie dans ses terres : amélioration des chemins (ô abbé de Saint-Pierre !), assèchement des marais, développement des petites industries (montres et bas de soie) par une commercialisation dont il s'occupe personnellement, application des théories agronomiques, défense contre les abus ordinaires de l'administration, liberté absolue des croyances et des cultes et tolérance mutuelle, organisation de spectacles et de fêtes. Les gens de Ferney ne se rendirent sans doute pas compte à quel point leur destin était exceptionnel dans l'Europe de l'Ancien Régime, et ils n'auraient non plus pas su dire qu'ils le devaient à une première et pionnière conquête de la liberté par leur seigneur. Le tout premier signe de cette liberté est la levée de toute aliénation religieuse. Le déisme voltairien rend un culte à l'Être suprême, mais ne s'embarrasse pas de théologie, met tout dogme à distance, et surtout réfute toute prétention cléricale.
Sur ce dernier point la liberté achève de prendre toute sa dimension : être libre chez soi n'est rien si ses voisins sont asservis. Jouir de la liberté, c'est pouvoir la donner, aussi. C'est le sens de l'activité débordante du « patriarche » à l'extérieur d'un domaine qui aurait pu l'occuper tout entier. C'est ce qui lui fait écrire des milliers de lettres, correspondant avec l'Europe entière, qu'il ne cesse de recevoir à Ferney. C'est ce qui lui fait concevoir d'une manière nouvelle sa profession d'écrivain : non plus briller devant les grands en leur aliénant sa liberté, mais aider les petits à conquérir la leur. Le Dictionnaire philosophique illustre bien cette intention. Voltaire l'a voulu « portatif », c'est-à-dire utile à la vie de chaque jour. La guerre à outrance déclarée à « l'Infâme » (et tant pis pour eux si les catholiques s'y reconnaissent plus que d'autres !) n'est donc pas le symptôme du déchaînement maniaque d'un vieillard obsédé et haineux, mais l'implacable avancée d'une libération en marche, dont il a résolument pris la tête, et que rien n'arrêtera plus :
« Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre.
Si l'Evangile avait coûté douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie. »
(Lettre à d'Alembert, 5 avril 1766.)
Comme au paysan ou au manufacturier de son domaine, comme au lecteur de ses contes, Voltaire fait confiance à chacun pour qu'il use au mieux d'une liberté dont il a su exciter en lui le désir et dont il lui a fourni quelques moyens... Mais le détour éducatif est long et, dans l'intervalle, « l'Infâme » ne laisse pas de sévir, d'accumuler les victimes. À son travail de fond sur les consciences, Voltaire ajoute l'intervention d'urgence. À plus de soixante-dix ans, c'est l'occasion de sa dernière naissance, la plus belle peut-être à nos yeux, aujourd'hui.
Naître à la justice
Tout avait commencé avec l'affaire Calas, dès 1762, ou plutôt avec ce dont Voltaire eut le génie et la ténacité de faire une « affaire ». Jean Calas, père de famille protestant de Toulouse, est accusé d'avoir pendu son propre fils parce qu'il voulait se convertir au catholicisme. Sans preuves, sans aveux, sous la pression d'une opinion publique locale fanatisée, le parlement de la ville expédie une parodie de jugement et envoie l'accusé au supplice de la roue. Voltaire sent bien la présence de la violence fanatique, mais comme il la présume des deux côtés, il s'informe soigneusement, reçoit les membres de la famille Calas, mène sa propre enquête, laquelle le conduit à une intime conviction :
« Il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d'indignation. Jamais depuis le jour de la Saint-Barthélemy rien n'a tant déshonoré la nature humaine. Criez et qu'on crie. »
(Lettre à Damilaville, 4 avril 1762.)
Il se met alors à alerter l'opinion française et européenne, à écrire à tous ses amis pour qu'ils interviennent, à composer tout un dossier de témoignages, à faire à ses frais travailler des avocats sur les vices de la procédure. Au bout de deux ans, le conseil privé du roi casse le jugement, et un an après, jean Calas est réhabilité. Voltaire exulte : derrière l'honneur d'un homme et la paix de toute une famille, c'est à la justice qu'il a permis de triompher, qui, sans lui, aurait été impunément et effrontément bafouée ; c'est l'imbroglio du système judiciaire d'Ancien Régime qu'il a d'un seul coup dénoué, comme un nœud gordien ; c'est, dit-il lui-même, « le plus beau 5e acte » qu'il ait jamais écrit.
Rarement, en effet, homme de lettres avait été aussi efficace dans une affaire publique, rarement le pouvoir de la plume avait été aussi magnifiquement manifesté, et s'était aussi brillamment justifié. Non seulement cet homme écrit les textes fondateurs que sont le Traité sur la tolérance, le Commentaire sur le livre « Des délits et des peines » de l'Italien Beccaria, ou cet ouvrage au beau titre emblématique, Prix de la justice et de l'humanité, mais encore il se montre capable de faire effectivement reculer les forces sinistres de l'arbitraire et de la prévention, si actives en cette fin du XVIIIe siècle à cause de la faiblesse du pouvoir central et de la hargne antiphilosophique.
Après Calas, le héros ne cessera plus, jusqu'à sa mort, de s'emparer de causes semblables afin de les faire triompher et de faire triompher, avec elles, la justice : Sirven, Montbailli, Lally-Tollendal, Martin, le chevalier de La Barre, les serfs du Mont Jura, Delisle de Sales... C'est en toute conscience qu'il put rédiger, au moment de sa mort, cette profession de foi :
« Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis et en détestant la superstition. »
Il n'avait alors oublié aucune de ses naissances. Ses œuvres entrelacent de façon de plus en plus complexe leurs développements successifs : ils ne se remplacent pas, mais se conjuguent et s'enrichissent mutuellement. Que la courbe biographique générale l'ait mené de l'académisme de l'ode à l'engagement pour l'affirmation et la défense des droits de l'homme est une manière de mesurer, en même temps que le parcours d'une vie exceptionnellement riche, le mouvement même du siècle : de plus en plus militant à mesure que les Lumières, sur les plans moral, intellectuel et poétique, se comprennent et sont comprises non plus comme une mode, un luxe, un jeu, mais comme le simple et beau devoir d'un homme digne de ce nom.
Ils en étaient dignes tous les deux, le destinateur et le destinataire de ce superbe passage de relais quasi testamentaire :
« La saine philosophie gagne du terrain depuis Arkangelsk jusqu'à Cadix, mais nos ennemis ont toujours pour eux la rosée du ciel, la graisse de la terre, la mitre, le coffre-fort, le glaive et la canaille. Tout ce que nous avons pu faire s'est borné à faire dire dans toute l'Europe aux honnêtes gens que nous avons raison ; et peut-être à rendre les mœurs un peu plus douces et plus honnêtes. [...] Vivez longtemps, Monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n'ai mordu que les oreilles ! »
(Lettre de Voltaire à Diderot, 14 août 1776.)