Jugements et critiques

Salammbô

Sainte-Beuve

« C'est donc un tour de force complet qu'il a prétendu faire, et il n'y a rien d'étonnant qu'il y ait, selon moi, échoué. Ce dont il faudrait plutôt s'étonner, c'est de la force, de l'habilité, des ressources qu'il a déployées dans l'exécution d'une entreprise impossible et comme désespérée ; mais il a eu beau faire appel de toutes parts à l'érudition et aux descriptions, il a eu beau, en fait d'interventions personnelles, entasser Ossa sur Pélion, Pélion sur Ossa, il n'a pu communiquer à son œuvre l'intérêt réel et la vie. […]
Je dirai donc : son ouvrage est un poème ou roman historique, comme il voudra l'appeler, qui sent trop l'huile et la lampe. Toute la peine qu'il s'est donnée pour le faire, il nous la rend. La suite des chapitres auxquels il s'est successivement appliqué exprime et accuse le procédé d'exécution. En maint et maint endroit on reconnaît l'ouvrier consommé ; chaque partie de l'édifice est soignée, plutôt trop que assez : je vois des portes, des parois, des serrures, des caves, bien exécutées, bien construites, chacune séparément ; je ne vois nulle part l'architecte. L'auteur ne se tient pas au-dessus de son ouvrage : il s'y applique trop, il a le nez dessus ; il ne paraît pas l'avoir considéré avant et après dans son ensemble, ni à aucun moment le dominer. Jamais il ne s'est reculé de son œuvre assez pour se mettre au point de vue de ses lecteurs.
Il y a de bons et beaux paragraphes, et j'en ai cité, mais peu d'heureuses pages. J'ai parlé des Martyrs, dont la comparaison ici revient sans cesse, et qui ne sont eux-mêmes qu'à demi réussis ; mais, dans Chateaubriand, il y a de temps en temps l'enchanteur qui passe avec sa baguette et son talisman : ici l'enchanteur ne paraît nulle part. Le poète n'a jamais d'ailes qui l'enlèvent et vous enlèvent avec lui. »
(Le Constitutionnel, 8 décembre 1862 et 22 décembre 1862)
 

Guillaume Froehner

« En parcourant son gros volume pseudo-carthaginois, à titre pompeux et de mine arrogante, on ne sait trop si c'est l'œuvre d'un esprit fantastique, qui a voulu créer un monde impossible, ou bien si c'est un effort désespéré de l'homme de goût qui a horreur de l'affadissement du roman moderne, ou enfin s'il faut y reconnaître tout simplement un essai de l'auteur de Madame Bovary, qui, honteux d'un facile succès, aurait voulu prouver à son tour qu'il sait ennuyer les gens. Sur ce point important, la critique s'est partagée. »
(Revue contemporaine, 31 décembre 1862)
 

Théophile Gautier

« La lecture de Salammbô est une des plus violentes sensations intellectuelles qu'on puisse éprouver. Dès les premières pages, on est transporté dans un monde étrange, inconnu, surchauffé de soleil, bariolé de couleurs éclatantes, étincelant de pierreries au milieu d'une atmosphère vertigineuse, où se mêlent aux émanations des parfums les vapeurs du sang. […] M. Gustave Flaubert est un peintre de batailles antiques, qu'on n'a jamais égalé et qu'on ne surpassera point. Il mêle Homère à Polybe et à Végèce, la poésie à la science, l'effet pittoresque à l'exactitude stratégique. […] Avec le temps, ces couleurs trop vives se tranquilliseront d'elles-mêmes, ces mots exotiques, plus aisément compris, perdront leur étrangeté, et le style de M. Gustave Flaubert apparaîtra tel qu'il est, plein, robuste, sonore, d'une originalité qui ne doit rien à personne, coloré quand il le faut, précis, sobre et mâle lorsque le récit n'exige pas d'ornement : le style d'un maître enfin. Son volume restera comme un des plus hauts monuments littéraires de ce siècle. Résumons, en une phrase qui dira toute notre pensée, notre opinion sur Salammbô. Ce n'est pas un livre d'histoire, ce n'est pas un roman : c'est un poème épique ! »
(Moniteur officiel, 22 décembre 1862. Repris dans L’Orient. Charpentier, 1882. Tome 2, p. 281-322)
 

George Sand

« Oui, mon cher ami, j'aime Salammbô, parce que j'aime les tentatives et parce que... j'aime Salammbô. J'aime qu'un écrivain, lorsqu'il n'est pas forcé par les circonstances ou entraîné par son activité, à produire sans relâche, mette des années à faire une étude approfondie d'un sujet difficile, et le mène à bien sans se demander si le succès couronnera ses efforts. Rien n'est moins fait pour caresser les habitudes d'esprit des gens du monde, des gens superficiels, des gens pressés, des insouciants en un mot, c'est-à-dire de la majorité des lecteurs, que le sujet de Salammbô. L'homme qui a conçu et achevé la chose a toutes les aspirations et toutes les ferveurs d'un grand artiste.
En a-t-il la puissance ? Oui, je trouve ; je ne fais pas métier de juger, mais j'ai le droit de trouver, et je dis oui, cela est étrange et magnifique, c'est plein de ténèbres et d'éclats. Ce n'est dans le genre, et sous l'influence, de personne ; cela n'appartient à aucune école, quoi que vous en disiez. C'est marqué d'un cachet bien déterminé, et cela entre dans une manière qui est toute une personnalité d'une étonnante énergie. Je sens donc là une œuvre complètement originale, et là où elle me surprend et me choque, je ne me reconnais pas le droit de blâmer. […]
La forme de Flaubert est aussi belle, aussi frappante, aussi concise, aussi grandiose dans sa prose française que n'importe quels beaux vers connus en quelque langue que ce soit. Son imagination est aussi féconde, sa peinture est aussi terrible que celle du Dante. Sa colère intérieure est aussi froide de parti pris. Il n'épargne pas davantage les délicatesses du spectateur, parce qu'il ne veut point farder l'horreur de sa vision. Il est formidable comme l'abîme.
(La Presse, 27 janvier 1863)
 

Émile Zola

« Il n’y a pas, dans notre littérature, un début comparable au premier chapitre de Salammbô. C’est un éblouissement.  […] Et que de scènes magnifiques, que de descriptions prodigieuses ! »
(Les romanciers naturalistes : Balzac, Stendhal, Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet, les romanciers contemporains. Charpentier, 1881)