À propos de l’œuvreChristine Genin
Salammbô est le deuxième roman publié par Gustave Flaubert. Après avoir passé près de cinq ans à décrire la petite bourgeoisie provinciale pour Madame Bovary, il se hâte de chercher le sujet le plus éloigné possible : « il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ! C’est là une Thébaïde ou le dégoût de la vie moderne m’a poussé » (29 novembre 1859). Le choix d’un « sujet antique » répond aussi à la peur d’un nouveau procès, après son tout récent acquittement en correctionnelle. Mais le romancier est surtout animé par la quête d’un « sujet splendide » persuadé qu’il est alors que « la beauté n’est pas compatible avec la vie moderne » : « Ce sera de l’Art, de l’Art pur, et pas autre chose ! » (23 janvier 1858). Flaubert imagine d’abord une Légende de saint Julien, repense à l'Orient de La Spirale (esquissée en 1852-1853), raccourcit la Tentation de saint Antoine de 1849, puis renonce à la publier.
Enfin, en mars 1857, sa décision est prise : « Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir » écrit-il le 18 mars 1857. Il prend pour sujet la révolte des mercenaires de Carthage après la première guerre punique : « Je vais tâcher de leur triple-ficeler quelque chose de rutilant et de gueulard » (mai 1857). Flaubert cherche à respecter l’histoire connue, mais profite aussi du peu de sources écrites disponibles pour mettre en scène un univers d’obsessions personnelles : souvenirs d’Orient, étrangeté des cultes primitifs, cruautés monstrueuses, vertiges confondus du désir érotique et du fantasme religieux, avec « une pointe de sadisme » (Sainte-Beuve). La rédaction romanesque est pour lui une manière de les maîtriser, grâce au double tamis de son exigence du « vrai » et du « beau ».
L’écrivain chercheur
De mai 1857 à avril 1862, durant 59 mois, Flaubert se consacre à l’élaboration de Carthage, qui deviendra Salammbô. Il entreprend d’abord de se renseigner sur son sujet et découvre les exigences d’une nouvelle « méthode », celle de l’écrivain chercheur. Les travaux de recherche déployés pour l'écriture du roman et le détour par l’érudition et les archives sont immenses : des centaines d’ouvrages mis en fiches, près de 2000 folios de brouillons. Selon son habitude, Flaubert épuise tous les documents disponibles, depuis la Bible jusqu’à ses notes de voyage, en utilisant des textes venus d’horizons très divers. Il se nourrit des textes de Polybe, d’Appien, de Pline, de Xénophon, de Plutarque, et d’Hippocrate pour restituer au mieux le monde antique. Dès mars 1857, il a pris contact avec l’archéologue Félicien de Saulcy pour lui demander des renseignements sur la région et la période. Il fait plusieurs visites au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, et se documente aussi sur de nombreux sujets anecdotiques ou ornementaux : « Je suis en train de lire un mémoire de 400 pages in-quarto sur le cyprès pyramidal, parce qu’il y a des cyprès dans la cour du temple d’Astarté » (mai 1857). Son livre apparaît presque comme une « encyclopédie de l’Antiquité » (Jacques Neefs).
En septembre 1857, il entame la rédaction, phase qui suscite en lui de nombreux doutes face aux écueils du genre choisi : « Je m’embête démesurément sur Carthage. Tout ce que je lis ne m’avance à rien. L’exactitude à trouver me ronge. Je suis pourtant arrivé à des découvertes assez cocasses et qui feront jeter les hauts cris. Mais pour une certitude, que d’hypothèses ! Il faut que le bon lecteur sente avant tout que tout cela est vrai » (août 1857), « Je me suis engagé, je crois, dans une œuvre impossible » (17 novembre 1857), ou encore « J’ai peur que ce ne soit poncif et rococo en diable. D’un autre côté, comme il faut faire violent, je tombe dans le mélodrame. C’est à se casser la gueule, nom d’un petit bonhomme ! » (fin novembre 1857). Après une année de travail (six mois de lectures et deux chapitres rédigés), le « vide » du sujet, sa difficulté à voir les paysages, à mettre en place le « côté topographique et local » et à appréhender la psychologie et les aspirations de ses personnages, l’obligent à se rendre sur les ruines de Carthage. Il voyage en Tunisie d'avril à juin 1858 afin de se documenter, d’observer et de s’imprégner du cadre de son histoire.
À son retour, il révise entièrement les idées qu'il avait à l'origine pour son récit. Il écrit à Ernest Feydeau qu'il doit repartir à zéro dans son projet : « Carthage est complètement à refaire, ou plutôt à faire. Je démolis tout. C’était absurde ! impossible ! faux ! » (20 juin 1858). Le titre définitif apparaît, assez tard, avec l’évolution du lieu vers la femme, incarnation de la déesse Tanit et figure vivante de la ville. Le scénario évolue vers une liaison plus intime entre l’histoire amoureuse et les événements historiques : après la première guerre punique, Carthage, ruinée, ne peut plus payer ses mercenaires, qui se révoltent (I) mais acceptent de quitter la ville (II). Leur chef Mâtho, amoureux de Salammbô, la fille d’Hamilcar, dérobe le voile sacré de Tanit, protectrice de la ville (V). La guerre s’engage et Mâtho réussit à encercler le camp d’Hamilcar (IX). Salammbô rend alors visite à Mâtho sous sa tente et, après une étreinte, lui dérobe le zaïmph (XI). Dès lors les combats se succèdent. Les carthaginois se détournent de Tanit et offrent un sacrifice humain à Moloch (XIII). Mâtho est fait prisonnier (XIV) puis supplicié et Salammbô meurt brusquement pendant ce triomphe (XV).
« D’un bout à l’autre », écrit Flaubert à Théophile Gautier, « c’est couleur de sang. Il y a des bordels d’homme, des anthropophagies, des éléphants et des supplices. Mais il se pourrait faire que tout cela fût profondément idiot et parfaitement ennuyeux » (27 janvier 1859). Il pimente son ordinaire à la sauce carthaginoise et invite ses amis à un « dîner oriental. On vous y servira de la chair humaine, des cervelles de bourgeois et des clitoris de tigresse sautés au beurre de rhinocéros […] après le café, reprise de la gueulade punique jusqu’à la crevaison des auditeurs » (mai 1861). Mais ses doutes persistent : « Salammbô est embêtante à crever. Il y a un abus évident du tourlourou antique, toujours des batailles, toujours des gens furieux » (15 juillet 1861).
En avril 1862, il achève la rédaction et écrit le 24 à Mlle Leroyer de Chantepie : « J’ai enfin terminé, dimanche dernier, à sept heures du matin, mon roman de Salammbô. Les corrections et la copie me demanderont encore un mois et je reviendrai ici dans le milieu de septembre, pour faire paraître mon livre à la fin d’octobre. Mais je n’en puis plus. J’ai la fièvre tous les soirs et à peine si je peux tenir une plume. La fin a été lourde et difficile à venir. »
Une œuvre de romancier
Salammbô paraît en novembre 1862 chez Michel Lévy, et connaît un rapide succès mondain amplifié par une double polémique avec Sainte-Beuve, qui considère le roman comme un échec, et avec l’archéologue Guillaume Froehner, qui reproche à Flaubert de prendre des libertés avec les éléments établis par les archéologues, là où les fouilles n’ont livré que peu de certitudes. Flaubert se défend avec véhémence sur le terrain même de son adversaire, refusant d’admettre les erreurs archéologiques dont il l’accuse. Il a la conviction que son archéologie est « probable » et l’orient immuable. Il a, surtout, fait œuvre de romancier et pas d’archéologue, en tentant de « fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne » comme il l’écrit à Sainte-Beuve le 23 septembre 1862. D’ailleurs il reçoit également d’appréciables encouragements, de Victor Hugo, Jules Michelet, Hector Berlioz, ou encore de George Sand, qui va devenir une amie proche, et de Théophile Gautier, qui, auteur lui-même du Roman de la momie (1858) est enthousiaste : « un des plus hauts monuments littéraires de ce siècle. […] Ce n'est pas un livre d'histoire, ce n'est pas un roman : c'est un poème épique ! »
Salammbô continue aujourd’hui encore à libérer un intense parfum de stupéfiant, conformément au projet de Flaubert qui souhaitait voir son lecteur y prendre « une bosse de haschich historique ». L'Histoire y semble sans enjeu et comme désorientée, et tout le roman baigne dans une lumière onirique où les détails prennent un relief inoubliable, comme dans un théâtre optique. L'amour fatal de Mathô, chef libyen, et de Salammbô, fille d'Hamilcar et prêtresse de Tanit, n'a pas plus de consistance que les fleuves de sang de la bataille du Macar. Les deux protagonistes sont avant tout deux solitudes, deux âmes naïves, frustrées et superstitieuses qu’anime un immense malentendu réciproque, deux mortels persuadés qu’ils font l’amour à un dieu. Leur « fouterie mystique » (comme la décrit l’auteur dans ses scénarios) a lieu sous le voile de Tanit, ce zaïmph qui joue le rôle d’un fil d’Ariane, objet protéiforme (parure, manteau, chiffon, voile impalpable), immatériel et sacré, mais surtout éminemment érotique.
Flaubert applique les mêmes recettes romanesques que dans Madame Bovary : la bataille du Macar est décrite comme une grande étreinte amoureuse et cruelle, tandis que l’étreinte des amants est évoquée de façon très elliptique ; la scène d’amour est évoquée par allusion via la métonymie de la chaînette d’or brisée et les métaphores de l’orage et de l’union avec le python noir sacré. Carthage, on l’a dit souvent, est l’envers d’Yonville ; pourtant, de Yonville à Carthage, l’homme reste la même « bête féroce », qu’animent superstition, avidité et férocité : « Je crois même avoir été moins dur pour l’humanité dans Salammbô que dans Madame Bovary » écrit Flaubert à Sainte-Beuve (23-24 décembre 1862). Les singulières « machines célibataires » que sont Salammbô et Mâtho se reflètent dans l’architecture sadique des machines de guerre de Moloch, où l’on a aussi pu voir une figure du monde industriel.
Michel Butor voit dans le roman un péplum, « une Antiquité demi-fabuleuse, cruelle et splendide, qui correspond dans notre mythologie actuelle à la Rome hollywoodienne du technicolor et cinémascope », et rapproche la confrontation entre les carthaginois et les mercenaires venus de toutes les peuplades connues, qui permet de multiplier les contrastes grandioses ou pittoresques, de la science-fiction avec son lot de découvertes de civilisations extra-terrestres déroutantes : « Lorsque nous lisons Salammbô aujourd’hui, si toutes sortes d’aspects nous rappellent la littérature du Moyen Âge, l’errance chevaleresque […] nous nous trouvons plongés dans certains des thèmes fondamentaux de la science-fiction avec […] ce déploiement d’une variété culturelle qui annonce celle qu’explorent les astronautes de nos rêves allant de planète en planète lors de quelque guerre des étoiles » (Improvisations sur Flaubert).
Nathalie Sarraute, qui préfère Madame Bovary, se livre néanmoins dans « Flaubert le précurseur » à une belle analyse stylistique de Salammbô, « car c’est dans ce roman, plus que dans aucune de ses autres œuvres, que la psychologie est inexistante, que la description occupe toute la place et que s’affirme le pur souci du style. » Elle décrit notamment le rythme implacable des « périodes » – « jamais elles ne s’élancent à corps perdu, comme entraînées malgré elles, ouvertes sur on ne sait quel devenir, ni ne titubent en paraissant ne pas savoir où elles vont. » – scandées de et – qui annonce que la phrase va maintenant « repartir, s’acheminer vers la fin inéluctable » – et de alors – « qui comme un coup de clairon solennel ouvre les festivités ». Du sujet radicalement vide de Carthage détruite, Flaubert a aussi su faire le support d'une rêverie verbale, qui s’appuie notamment sur les noms de lieux et de personnages. Salammbô est peut-être celui de ses romans dans lequel, pour le meilleur ou pour le pire, il s’approche au plus près du « livre sur rien […] qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » qu’il appelle de ses vœux.