Diderot moraliste
L'égoïsme et l'altruisme, l'immoralisme, né de l'affaiblissement des valeurs traditionnelles, et le moralisme nouveau, fondé par les Lumières, prennent surtout les visages de Lui et de Moi, du Neveu et du Philosophe. Le premier est Jean-François Rameau, le neveu du célèbre musicien, déchiré entre son sens esthétique et son absence de sens moral, entre cynisme et conscience de soi. « Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption (...) le mois suivant, il est gras et replet, comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été enfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler, pour lui donner l'aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre et vous le prendriez au peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée. » Dans son corps même, le Neveu fournit l'équivalent de l'indécision des formes dans l'univers rêvé par d'Alembert.
Mais la vie sociale et morale ne peut accepter le flottement général qui est celui des espèces. Entre l'égoïsme étroit du Neveu, « au jour la journée », et le point de vue cosmique de la nature, le philosophe défend le principe d'une continuité de l'individu et d'une continuité de la société. Malgré les discordances entre les lois de la société et la conscience de l'individu, le bien public doit toujours être préféré à l'intérêt individuel, et le jugement de la postérité aux bénéfices immédiats. L'athée qui ne croit ni à l'immortalité ni au jugement dernier, tels que les enseigne le christianisme, s'en remet à une instance qui transcenderait l'individu et le moment présent. Le Neveu peut bien lui opposer les malheurs de la vertu et les prospérités du vice, l'entre-dévorement des êtres et le conflit des égoïsmes, l'injustice de l'institution judiciaire et l'iniquité de la loi civile, le Philosophe garde pour lui sa conscience et la postérité.
Michel Delon, Préface de Le Neveu de Rameau, Collection Folio classique, Gallimard, 2006.