À propos de l'auteurRoger Musnik
Eugène Marie-Joseph Sue nait à Paris le 26 janvier 1804. Fils de bonne famille (sa marraine est l’impératrice Joséphine de Beauharnais), il suit des études médicales et s’engage dans l’armée. Chirurgien sur des navires militaires, il voyage en Méditerranée et dans les mers du Sud. Mais la mort de son père en 1830 change radicalement son existence. Il abandonne sa carrière pour profiter pleinement de la fortune familiale. Il vit alors une existence fastueuse, dandy sceptique et conservateur, coqueluche des salons parisiens, passant de femme en femme (on le surnommait le « Beau Sue »). Il commence également une carrière prolifique de romancier. Utilisant ses connaissances navales, il rédige des histoires de marins : Kernok le pirate et El Gitano (1830), Atar-Gull et Plick et Plock (1831), La Salamandre (1832), La Vigie de Koatven (1833), etc., récits d’aventures caractérisés par une un rythme frénétique, une ironie constante, et déjà quelques traits de critique sociale (la religion, la traite d’esclaves, etc.). Puis il se tourne vers le roman historique : Latréaumont (1837, sur la cour de Louis XIV) ou Jean Cavalier (1840, sur les Camisards).
Ayant dilapidé son patrimoine, il intensifie encore sa production, plaçant ses textes dans La Presse, Le Constitutionnel ou Le Journal des Débats, avec un succès certain puisqu’il arrive à reconstituer son train de vie. Il se lance alors dans le roman mondain : Arthur, (1837-1839), Mathilde (1841, témoignage sur la condition féminine dans la grande bourgeoisie qui le fâche avec la bonne société), Thérèse Dunoyer (1842), Paula Monti (1842), Le Morne au diable (1842).
En mars 1841 il découvre la misère lors de la représentation d’une pièce montrant quelques aspects de la condition ouvrière. Horrifié, il travaille sur le sujet et publie dans le Journal des Débats en 1842-1843 Les Mystères de Paris. Ce récit, roman urbain décrivant les bas-fonds de la capitale, non pour dénoncer ces « nouveaux barbares » mais faire prendre conscience à ses lecteurs de l’existence d’une multitude honnête luttant pour survivre dans cette jungle fangeuse et impitoyable, connaît un succès comme on n’en n’avait jamais vu. Ce texte annonce plusieurs années à l’avance les idéaux qui porteront la révolution de 1848. D’auteur à la mode, Eugène Sue devient un homme essentiel du monde littéraire et le feuilletoniste incontournable du moment. Converti aux doctrines nouvelles de l’égalité, il se sert de cette notoriété pour ouvrir les yeux de la société sur les tares sociales et défendre les « gueux », ces classes exploitées invisibles de la population aisée. Mais pour maintenir cet intérêt il faut attiser l’engouement des lecteurs : « La mission de tout poète, de tout écrivain consciencieux, honnête, est de populariser les idées qu'il croit fécondes et utiles ; mais pour que ces idées arrivent jusqu'aux masses, il faut qu'elles affectent une forme particulière ». Pour cela, il développe, avec d’autres comme Dumas, une structure narrative spécifique, le roman-feuilleton.
Dès lors, il publie à jet continu. D’abord Le Juif errant (Le Constitutionnel, 1844-1845) qui raconte la lutte entre les Jésuites et une famille républicaine. Il ne s’y contente plus de décrire mais accuse : l’Eglise catholique, les riches, les cyniques et les pouvoirs, se faisant le défenseur du peuple. Parallèlement, il adapte à la scène sous forme de drames à grand spectacle, généralement avec l’aide de collaborateurs, un certain nombre de ses romans, ce qui redouble leur succès.
Après la révolution de 1848, il est élu député socialiste de Paris. Mais le coup d’État qui abat la deuxième République au profit du Second Empire l’oblige à s’exiler, à Annecy, ville alors italienne. Cela ne l’empêche pas d’écrire, alternant livres sans prétentions excessives et plutôt mondains (Le Diable médecin, Les Enfants de l’amour, Fernand Duplessis, La Misère des enfants trouvés, La Famille Jouffroy ou les Secrets de l’oreiller) et des récits accusateurs et engagés : Martin l’enfant trouvé (1846-1847, trop manichéen, c’est un échec), Les 7 péchés capitaux (1847-1852) et surtout Les Mystères du Peuples ou histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges. Cette « odyssée prolétarienne » qui s’étend sur deux mille ans d’histoire relate la lutte séculaire entre deux familles, l’une d’origine gauloise, paysanne puis ouvrière, et l’autre descendante des conquérants romains et francs, féodaux et grands bourgeois. Prévue sur douze volumes et six mille pages elle appelle clairement à la révolte dès l’exergue : « il n’est pas une réforme politique, religieuse ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION ». Ce roman, commencé en 1849, fini en 1856 et publié d’abord sous forme de fascicules, s’attire les foudres de la censure, et ce dans toute l’Europe. Interdit dans plusieurs pays, il est mis à l’index en France avant que le dernier volume ne soit saisi par la police, au motif qu’« on y trouve, en effet, dans chaque volume, à chaque page, la négation ou le renversement de tous les principes sur lesquels reposent la religion, la morale et la société ». Un mois plus tard, seul, ruiné, Eugène Sue meurt le 3 août 1857. Il avait cinquante-trois ans.
Ce roi du roman-feuilleton a marqué son époque par son succès, son engagement, sa technique littéraire également : jeu sur l’allongement du récit en utilisant habilement la structure par épisodes, renouvellement incessant de l’intérêt par la dissémination d’intrigues multiples sans jamais perdre son lecteur, réalisme des descriptions, sens de la dramaturgie et du rythme, parfois au détriment de la complexité des personnages qui sont toujours des archétypes. D’où le mépris d’un grand nombre d’écrivains (Baudelaire, Flaubert). C’est à cette époque et en pensant à Eugène Sue que Sainte-Beuve dénonce la « littérature industrielle », c’est de ce moment que date la coupure entre romans populaires et « vraie littérature ». Eugène Sue a souffert de ce décrochement, ignoré de l’université comme de la critique littéraire. Mais les Mystères de Paris et le Juif errant sont toujours disponibles et toujours lus, grâce à son formidable talent de conteur et son sens de la narration.