Portrait de Théodore par d’Albert
Chapitre V
Il y a quelques femmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables et fort gais ; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui me charme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux ou trois jours ; – il m’a plu tout d’abord, et je l’ai pris en affection, rien qu’à le voir descendre de son cheval. Il est impossible d’avoir meilleure grâce ; il n’est pas très grand, mais il est svelte et bien pris dans sa taille ; il a quelque chose de moelleux et d’onduleux dans la démarche et dans les gestes, qui est on ne peut plus agréable ; bien des femmes lui envieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu’il ait, c’est d’être trop beau et d’avoir des traits trop délicats pour un homme. Il est muni d’une paire d’yeux les plus beaux et les plus noirs du monde, qui ont une expression indéfinissable et dont il est difficile de soutenir le regard ; mais, comme il est fort jeune et n’a pas d’apparence de barbe, la mollesse et la perfection du bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunelles d’aigle ; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou en grosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. – Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé et marchant devant moi ! Quel dommage que ce soit un homme, ou quel dommage que je ne sois pas une femme ! – Cet Adonis, qui, à sa belle figure, joint un esprit très vif et très étendu, jouit encore de ce privilège d’avoir à mettre au service de ses bons mots et de ses plaisanteries une voix d’un timbre argentin et mordant qu’il est difficile d’entendre sans être ému. – Il est vraiment parfait. – Il parait qu’il partage mes goûts pour les belles choses, car ses habits sont très riches et très recherchés, son cheval très fringant et de race ; et, pour que tout fût complet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petit cheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli comme un séraphin, qui dormait à moitié, et était si fatigué de la course qu’il venait de faire que son maître a été obligé de l’enlever de sa selle et de l’emporter dans ses bras jusqu’à sa chambre. Rosette lui a fait beaucoup d’accueil, et je pense qu’elle a formé le dessein de s’en servir pour éveiller ma jalousie et faire sortir ainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passion éteinte. – Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, je suis peu disposé à en être jaloux, et je me sens tellement entraîné vers lui que je me désisterais assez volontiers de mon amour pour avoir son amitié.
Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, 1835-1836.
Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1878