Portrait du baron de Sigognac

Chapitre I

Le baron de Sigognac

Le baron de Sigognac est le héros du roman, sa rencontre avec les comédiens et surtout la belle Isabelle transformera son « château de la misère » en un « château du bonheur ».
 
Le baron de Sigognac, car c'était bien le seigneur de ce castel démantelé qui venait d'entrer dans la cuisine, était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, quoique au premier abord on lui en eût attribué peut-être davantage, tant il paraissait grave et sérieux. Le sentiment de l'impuissance, qui suit la pauvreté, avait fait fuir la gaieté de ses traits et tomber cette fleur printanière qui veloute les jeunes visages. Des auréoles de bistre cerclaient déjà ses yeux meurtris, et ses joues creuses accusaient assez fortement la saillie des pommettes ; ses moustaches, au lieu de se retrousser gaillardement en crocs, portaient la pointe basse et semblaient pleurer auprès de sa bouche triste ; ses cheveux, négligemment peignés, pendaient par mèches noires au long de sa face pâle avec une absence de coquetterie rare dans un jeune homme qui eût pu passer pour beau, et montraient une renonciation absolue à toute idée de plaire. L'habitude d'un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux à une physionomie qu'un peu de bonheur eût rendue charmante, et la résolution naturelle à cet âge y paraissait plier devant une mauvaise fortune inutilement combattue.
Quoique agile et d'une constitution plutôt robuste que faible, le jeune baron se mouvait avec une lenteur apathique, comme quelqu'un qui a donné sa démission de la vie. Son geste était endormi et mort, sa contenance inerte, et l'on voyait qu'il lui était parfaitement égal d'être ici ou là, parti ou revenu.
Sa tête était coiffée d'un vieux feutre grisâtre, tout bossué et tout rompu, beaucoup trop large, qui lui descendait jusqu'aux sourcils et le forçait, pour y voir, à relever le nez. […] Sigognac, tout pauvre qu'il fût, était toujours à leurs yeux le seigneur, et la décadence de cette famille ne les frappait pas comme elle eût fait les étrangers ; et c'était cependant un spectacle assez grotesquement mélancolique que de voir passer le jeune baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagné de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mort de la gravure d'Albert Durer.
 

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, 1863.
Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1863