Le rêve, espace de révélation de la vérité du monde

Première partie, Chapitre IV

Aurélia

Le premier rêve longuement développé d’Aurélia concentre plusieurs des grands enjeux attribués à l’activité onirique dans la nouvelle. Le personnage y retrouve en effet son passé, mais transformé de telle sorte qu’il peut y déchiffrer la vérité des êtres et du monde.

Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la perspective s’ébauchait dans l’ombre. J’entrai dans une maison riante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d’un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d’un siècle. Les tableaux ébauchés étaient suspendus çà et là ; l’un deux représentait la fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j’appelai Marguerite et qu’il me semblait connaître depuis l’enfance, me dit : « N’allez-vous pas vous mettre au lit ? car vous venez de loin, et votre oncle rentrera tard ; on vous réveillera pour souper. » Je m’étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleurs rouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne. Et j’avais l’idée que l’âme de mon aïeul était dans cet oiseau ; mais je ne m’étonnais pas plus de son langage et de sa forme que de me voir comme transporté d’un siècle en arrière. L’oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles existaient simultanément […].
J’entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaient réunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j’avais pleurés se trouvaient reproduits dans d’autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils paraissaient s’être assemblés pour un banquet de famille. Un de ces parents vint à moi et m’embrassa tendrement. Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. Il me semblait plus précisément vivant que les autres, et pour ainsi dire en rapport plus volontaire avec mon esprit. — C’était mon oncle. Il me fit placer près de lui, et une sorte de communication s’établit entre nous ; car je ne puis dire que j’entendisse sa voix ; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées.
– Cela est donc vrai ! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous !… J’étais bien fatigué de la vie !
– Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiens encore au monde d’en haut et tu as à supporter de rudes années d’épreuves. Le séjour qui t’enchante a lui-même ses douleurs, ses luttes et ses dangers. La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se dénouent nos destinées : nous sommes les rayons du feu central qui l’anime et qui déjà s’est affaibli…
– Eh quoi ! dis-je, la terre pourrait mourir, et nous serions envahis par le néant ?
– Le néant, dit-il, n’existe pas dans le sens qu’on l’entend ; mais la terre est elle-même un corps matériel dont la somme des esprits est l’âme. La matière ne peut pas plus périr que l’esprit, mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal. Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous.

Gérard de Nerval, Aurélia, 1855.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Lachenal et Ritter, 1985