Renvoi de Mr. Necker
Livre 1, chapitre 12
Ils précipitèrent le renvoi de Mr. Necker le samedi au soir du 11 juillet. Il eut ordre de sortir du royaume sous vingt-quatre heures et à petit bruit.
C'était donner le signal de la banqueroute, et à la suite de la séance royale et de la cour plénière, c'était rallier tous les esprits à l'insurrection. L'armée des agioteurs se rassembla au Palais-Royal ; l'on vit un homme monter sur une table, animé de cette audace du moment, de cette audace qui fait tout, tirer deux pistolets de ses poches, haranguer le peuple, lui crier : « Notre ruine est prononcée ; voyez ce qui se passe aux Champs-Elysées ; les troupes s'emparent de tout l'espace qui se trouve entre l'Étoile de Chaillot et les Tuileries, elles s'y rangent en bataille ; nous avons assez délibéré, délibérons par bras, nous sommes les plus nombreux et nous serons les plus forts : armons-nous ; que tous nos citoyens s'arment, partons ! » Et ils sortirent en foule. Il avait détaché un rameau de l'arbre qui l'ombrageait ; ce rameau se transforma en une cocarde verte ; chaque boutonnière d'habit eut un ruban vert. C'était la couleur de l'espérance. Mais bientôt on fit la réflexion que les couleurs d'Artois étaient vertes ; on prit les couleurs des armes de la ville de Paris : de là la cocarde tricolore, qui fera le tour du monde à raison des obstacles qu'on lui opposera.
On sonne le tocsin, on dépouille les boutiques des armuriers et des fourbisseurs, on cherche partout des armes, on établit des ateliers, on organise des districts. Le marteau résonne, étend ou courbe le fer ; tous les instruments de cuisine sont emmanchés ; une foule innombrable se porte aux Invalides, y prend tous les fusils, et au grand étonnement des militaires ne commet point de désordre ; on traversa des caves pleines de vins sans y toucher : on ne voulait que des armes, on traînait les canons du plus gros calibre, et ils marchèrent comme par enchantement. Des canonniers experts auraient demandé deux jours pour opérer ce qui fut fait en trois heures.
Tandis que Mr. Necker s'éloignait tranquillement dans sa chaise de poste, et que son renvoi avait décidé le plus grand soulèvement et le plus rapide dont l'histoire fasse mention. Quelle nuit du lundi au mardi ! Des patrouilles qui se succédaient et se croisaient de quinze en quinze pas ! Une multitude agitée par la crainte, l'incertitude et l'indignation ! Un murmure vague accompagné de coups qu'on frappait sans objet déterminé sur les portes et les boutiques ! Ce son triste, monotone et continu de toutes les cloches d'une immense capitale ! Ce tocsin au milieu des ténèbres semblait appeler la colère et la vengeance d'un grand peuple pour briser un trône.... Quelle nuit !... et vous tous, princes, ministres et administrateurs des empires, qui n'avez pas entendu ce tocsin, attendez-vous à l'entendre sonner au premier attentat contre la liberté.
Hé ! ce tocsin de la capitale se fit entendre d'un bout de l'empire à l'autre. Une puissance invisible frappait partout sur cette terre d'oppression, et partout l'on voyait sortir de son sein des hommes tout armés.
Et à quoi tenait ce grand mouvement ? Le dirai-je ? A une divinité qu'on appelle la peur ! La cour avait épouvanté la capitale par un appareil de guerre : il en naquit cette journée mémorable, qui fut toute grande, toute sublime et la plus majestueuse dont parlera l'histoire.
Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, 1797
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Fuchs, C. Pougens et C. F. Cramer, 1797