Le voyage de noces

Chapitre V

 

Après son mariage avec Julien de Lamare, Jeanne va passer son voyage de noces en Corse. C'est dans le Val d’Ota qu’elle connaît le plaisir pour la première fois.
 
Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre val d’Ota.
Mais le sentier s’annonçait horrible. Julien proposa : « Si nous montions à pied ? » Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d’être seule avec lui après l’émotion de tout à l’heure.
Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allèrent à petits pas.
La montagne, fendue du haut en bas, s’entrouvrait. Le sentier s’enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L’air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut, ce qu’on voit du ciel bleu étonne et engourdit.
Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux ; un énorme oiseau s’envolait d’un trou : c’était un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits, et il monta jusqu’à l’azur où il disparut.
Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légère et folle, allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.
Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir de l’enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos de pierres, jusqu’à une source toute petite, canalisée dans un bâton creux pour l’usage des chevriers. Un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s’agenouilla pour boire ; et Julien en fit autant.
 
Guy de Maupassant, Une vie, 1883.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, L. Conard, 1908-1910