Un picaresque nouveauMichel Delon
Au début du roman, Gil Blas, convoquant ses souvenirs d'enfance et les propos que, comme tout enfant, il a entendus sur cette période de sa vie, y résume ses premières années, y égratigne au passage des parents surtout soucieux de se débarrasser de lui, l'oncle chanoine, ignorant et bon vivant, le docteur pédagogue et disputeur, et y lance la série de ses aventures avec la proposition que lui fait son oncle de partir à dos de mule pour l'Université de Salamanque. Toute sa destinée est là en germe : le déracinement, l'art de profiter, sans illusion mais sans raideur, de toutes les occasions d'un apprentissage de la vie, l'humour avec lequel ces leçons sont à la fois assumées et distanciées, et surtout le voyage, qui fera du héros, sur la route espagnole, un perpétuel découvreur, prêt à toutes les bonnes surprises comme à toutes les déconvenues de la rencontre.
Grand dramaturge, Lesage a donné au Théâtre Français deux comédies à succès et a fourni au théâtre de la Foire une cinquantaine de pièces, son écriture romanesque porte la trace de ses qualités dramatiques, multipliant les scènes, les gags, les dialogues animés, les rencontres pittoresques.
La « manière » de Lesage
Le lecteur de Gil Blas se voit proposer une réception stéréophonique du roman : il pourra, tour à tour ou en même temps, coïncider avec la bonne foi naïve du jeune homme-héros, avec la sagesse empirique de l'homme mûr-narrateur, et avec les intentions satiriques d'un auteur d'autant plus crédible qu'il n'attaque jamais de front et délègue sa lucidité souriante à quelqu'un qui n'a aucun moyen ni aucune raison de l'exercer autrement que pour ménager ses intérêts au jour le jour. La fraîcheur de l'intérêt romanesque est entière, et la portée de la satire n'en est pas moins puissante. C'est l'un des secrets de la « manière » de Lesage et du charme qu'elle produit.
Un picaresque nouveau
L'itinéraire de Gil Blas sur sa mule est d'abord marqué par un certain nombre d'aventures que l'on pourrait dire matricielles parce qu'elles profilent en raccourci ou contiennent en germe toutes celles qui suivront. Leur simplicité n'a d'égale que la naïveté du héros, laquelle s'amenuise bien évidemment à mesure qu'il en est la victime. C'est le guet-apens du soldat sur la route, c'est la vente de la mule et le souper à l'hôtellerie de Pefiaflor, où sa bonne foi est aisément exploitée par les maquignons et les flatteurs. C'est l'enrôlement forcé dans une bande de brigands où, d'abord leur prisonnier, Gil Blas devient leur complice et se mêle à leurs activités.
L'imitation des grands romans picaresques espagnols (Lazarillo de Tormes, Guzman d'Alfarache, Buscôn) est visible, mais contrairement au picaro traditionnel, mauvais garçon voué au mal et servant d'anti-modèle moral, objet de scandale et presque d'effroi, Gil Blas montre une sorte d'innocence qui le rend plutôt sympathique. À preuve sa réaction à l'hôtellerie où, après s'être laissé abuser par l'acheteur de mule et par le pique-assiette, il ne s'en prend qu'à lui-même de ces mésaventures et éprouve davantage la déconvenue de l'homme de bien dupé plus que la haine, la rancune vengeresse ou l'émulation dans le mal.
La narration télescopique
Dès le chapitre 5 s'inaugure un procédé qui permet au roman de s'étoffer, à la satire de multiplier les points de vue, et à un auteur qui, comme Lesage vit de sa plume, d'accroître le nombre des feuillets imprimés. Il consiste à faire raconter leur propre histoire, présentée comme un roman en miniature ou en puissance, par des personnages épisodiques de l'histoire principale. Lesage n'invente pas cette technique de l'emboîtement des récits. On la trouvait, sous des formes diverses, dans le Décaméron de Boccace, dans l'Heptaméron de Marguerite de Navarre, et jusque dans La Princesse de Clèves, ou encore, à l'époque même de Lesage, dans Les Illustres Françaises (1713) de Robert Challe. Sous l'influence de ce dernier et de Lesage, le procédé prend au XVIIIe siècle une vigueur nouvelle, comme en témoignent les Mémoires et aventures d'un homme de qualité de Prévost (où l'histoire entière de Manon Lescaut n'est qu'un épisode de récit rapporté), les « malheurs de la vieille » dans Candide, et le texte entier de Jacques le Fataliste où Diderot fait de la digression l'argument même de son roman.
Frères et sœurs de Gil Blas
Ce début de Gil Blas peut être considéré comme le creuset de toute la production réaliste du premier demi-siècle. Avant 1715, Fontenelle avait déjà proposé, avec les Lettres du chevalier d'Her***, une chronique galante, très finement exacte, de son temps. Une série de textes aussi (ceux de Marana, Cotolendi, Dufresny, Bonnet) avait utilisé la fiction du regard étranger porté sur la société française, qui devait trouver sa forme la plus brillante et la plus profonde avec les Lettres persanes. R. Challe avait fait de ses Illustres Françaises un tableau, réfracté dans sept nouvelles, de la vie matérielle, sociale, sentimentale des jeunes gens de son temps, pris dans la petite noblesse, présentés avec les particularités de leur corps et de leur tempérament, dans un cadre concret et des occupations courantes. Celles-ci étaient avant tout liées à l'amour et, sur ce terrain, décrivaient une recherche de la liberté et du bonheur, mais aussi de la vérité. L'entrecroisement des personnages, tour à tour héros, auditeurs et narrateurs des différentes histoires, permettait une variation des points de vue qui donnait du réel visé (le « commerce de la vie », la contrainte sociale, l'opinion publique, la psychologie et la morale « modernes ») une image complexe, dynamique, ouverte. Enfin Lesage lui-même avait, dans son Diable boiteux, essayé la double formule d'une transposition « espagnole » des mœurs françaises et d'une accumulation de scènes « vues » dans tous les milieux, sans les masques habituels de l'hypocrisie sociale, grâce au pouvoir qu'il donnait à son « diable », Asmodée, de soulever les toits et de surprendre ainsi les secrets dissimulés dans l'intimité de la vie privée ou dans les conciliabules des coteries.
Mais, en 1715, avec le déblocage général de la vie française qui marque la fin du long règne de Louis XIV, il n'est plus besoin de magie pour mener cet examen : les conduites commandées par le goût du pouvoir, le besoin de jouissance ou le désir d'argent, les questions posées par la « philosophie » sur leur fondement, leur droit, leur finalité, les propositions visant à leur réforme dans le sens de la plus grande liberté individuelle et de la moins grande injustice des conditions s'étalent au grand jour. Et c'est au grand jour que Gil Blas fait son apprentissage d'un monde à la fois encombré de préjugés tenaces et de pièges toujours menaçants, et ouvert à la conquête d'un homme courageux, habile et gourmand, arriviste sans cynisme, capable de surmonter les échecs et de conserver, dans le succès, sa générosité joviale et la fraîcheur de son jugement. C’est le fils aîné d’une famille où l’on comptera bientôt nés coup sur coup, en l’espace de cinq ans, Marianne, Des Grieux, Jacob et Meilcour. Marivaux, Prévost, Crébillon fils sont en effet les plus grands romanciers de la période, et leurs œuvres respectives ont bénéficié, de nos jours, d’une réévaluation méritée.
Extrait de Littérature française du XVIIIe siècle, Michel Delon et Pierre Malandain, Presses Universitaires de France, 1996.