À propos de l’auteurÉmilie Pézard

Théophile Gautier (1811-1872)

« Une vie que le soin de l’Art a remplie tout entière »

Théophile Gautier naît en 1811 à Tarbes, mais déménage à l’âge de quatre ans à Paris, qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort. Il fait ses études au lycée Louis-le-Grand où il supporte mal la vie de l’internat. Son premier recueil de poèmes paraît en 1830 dans la plus grande indifférence, et pour cause : par une malheureuse coïncidence, il est publié au moment de la révolution de Juillet. Mais ses ouvrages suivants obtiennent davantage de succès et, en 1836, Gautier est embauché comme feuilletoniste dans le grand journal d’Émile Girardin, La Presse. Toute sa vie, Gautier écrit des articles de critique théâtrale et artistique dans les plus grands journaux de son temps : La Presse, la Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes. L’écriture journalistique est indispensable pour gagner sa vie, mais dévore un temps précieux qu’il préférerait consacrer à la fiction : ainsi, le projet du Capitaine Fracasse, élaboré dès 1836, n’aboutit qu’en 1861 ! Son métier de journaliste le conduit à faire de nombreux voyages dont il tirera des reportages : il part en Belgique et en Hollande en 1836, en Espagne en 1840, en Italie en 1850, à Constantinople en 1852, en Allemagne en 1854 et 1858, en Russie en 1858 et 1861, en Égypte en 1869. Outre les récits de voyage et la critique, Gautier écrit également des recueils de poèmes, des contes fantastiques et des romans ; on lui doit encore l’argument du ballet Giselle, qu’il a écrit pour la danseuse Carlotta Grisi en 1841, ainsi qu’une comédie de cape et d’épée, Regardez, mais ne touchez pas, en 1847.

 
Soirée d'artiste
Carlotta Grisi dans le rôle de Giselle
Modèles de robes à crinolines
 

Théophile Gautier a eu trois enfants nés en 1836 (Théophile, fils d’Eugénie Fort), en 1845 et 1847 (Judith et Estelle, filles d’Ernesta Grisi), mais il ne s’est jamais marié : sa vie sentimentale tumultueuse alterne relations durables et liaisons passionnées. Il entretient financièrement ses sœurs après la mort de son père en 1854. À partir de 1863, Gautier reçoit une pension de l’État et il devient en 1868 le bibliothécaire de la princesse Mathilde, qui le charge de rédiger un Rapport sur les progrès de la poésie en 1867. La reconnaissance n’est cependant pas totale et Gautier est affecté par ses quatre échecs successifs à l’Académie française. La guerre de 1870, avec le siège de Paris, est un bouleversement financier, physique et moral. Théophile Gautier meurt d’une maladie de cœur en 1872. Son éditeur, Lemerre, publie un recueil de poèmes en son hommage : Victor Hugo, le romantique, Leconte de Lisle, le parnassien, Mallarmé, le symboliste, participent à ce Tombeau de Théophile Gautier. Lemerre n’avait pas tort d’écrire en tête du recueil : « En des jours lointains, on sera touché sans doute, en feuilletant ce livre, de voir que tant de poètes […] séparés d’habitudes, d’esprit et de langage, se sont réunis pour louer une existence paisible et une œuvre exemplaire.

 

Le romantique au gilet rouge

Théophile Gautier est un romantique de la seconde génération, né comme Musset et Nerval une dizaine d’années après le maître Victor Hugo. C’est un jeune romantique flamboyant qui, habillé d’un gilet rouge — couleur scandaleuse pour les bourgeois —, participe à la bataille d’Hernani en 1830. Membre fondateur du Petit Cénacle, il côtoie Pétrus Borel, Philothée O’Neddy (de son vrai nom Théophile Dondey), le graveur Célestin Nanteuil ou Augustus Mac Keat (Auguste Maquet) : ces « Jeunes France » pratiquent un romantisme échevelé, excessif, turbulent, marqué par la provocation et les excentricités.
Cet enthousiasme, qui nourrit la fantaisie de Gautier, va cependant de pair avec une forme de mélancolie qui caractérise « l’école du désenchantement » (selon l’expression du critique Paul Bénichou). Gautier est trop sceptique pour être proche des tendances sociales et humanitaires du romantisme tel que le pratiquent Victor Hugo ou George Sand : « Avec ce siècle infâme il est temps que l’on rompe », écrit-il en 1832 (« Sonnet VII », Albertus). La fantaisie de Gautier s’accompagne ainsi d’un détachement ironique à l’égard de tout, y compris du romantisme lui-même, dont il écrit « les Précieuses ridicules » avec les récits « goguenards » des Jeunes-France, paru en 1833.
 

 
La première d'Hernani
Grand chemin de la postérité, les romantiques en cortège
Les Jeunes France
 

Un représentant de l’art pour l’art

Distant à l’égard de la politique comme des mouvements de son temps, Gautier voue en revanche un culte à l’art.

« Tout passe. – L’art robuste
Seul a l’éternité.
Le buste
Survit à la cité. »
 

En 1835, la célèbre préface de Mademoiselle de Maupin affirme la rupture entre l’art et la morale, entre l’art et l’utile : « Il n’y a de vraiment beau qui ce qui ne peut servir à rien. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. » Cette conception de l’art trouve notamment une illustration dans le roman qui, selon le jugement de Baudelaire, « avait surtout ce grand résultat d’établir définitivement la condition génératrice des œuvres d’art, c’est-à-dire l’amour exclusif du Beau, l’Idée fixe. » Le refus de l’engagement et la défense d’une liberté totale de l’artiste sont au service du culte du beau.
Celui-ci implique un travail particulièrement exigeant sur la forme.

« Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit. »

 
Ce souci de la beauté formelle, qui s’exprime par l’extrême richesse du vocabulaire dans la prose, par le travail sur la rime et le mètre dans le vers, fait de Gautier un maître reconnu par les Parnassiens (Leconte de Lisle, Heredia, Banville), après avoir été le dédicataire des Fleurs du mal où Baudelaire loue le « poète impeccable », le « parfait magicien ès Lettres françaises ».
 

 
Émaux et camées
Mademoiselle Maupin de l'Opéra
Les Fleurs du Mal : dédicace à Théophile Gautier
 

Écrire en peintre

La variété des écrits de Gautier, les différents courants esthétiques auxquels on l’a rattaché n’empêchent pas que son œuvre présente une unité très forte construite autour d’une tension entre l’enthousiasme et l’ironie, la fantaisie et la mélancolie, l’idéal du beau et l’amour de la matière. Formé à la peinture avant de se destiner à l’écriture, Gautier accorde une place prépondérante au regard : « je suis un homme pour qui le monde visible existe », déclare-t-il. La réalité matérielle, dans son œuvre, ne vaut pas comme métaphore romantique des états d’âme, ni comme milieu social fournissant une explication du comportement humain, comme chez les réalistes et les naturalistes ; elle vaut pour sa beauté plastique et pour l’échappatoire qu’elle offre à un homme désireux de ne pas ressembler « à ces mornes idoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre ». Ce qui s’offre au regard constitue aussi une ouverture vers l’au-delà : dans Mademoiselle de Maupin, l’éloge des plaisirs voluptueux prend place dans le cadre élargi d’une quête du beau idéal ; la communication avec les esprits, sujet abstrait par excellence, est traitée avec un étonnant pouvoir d’évocation sensible dans Spirite. Gautier prouve avec splendeur que la beauté de la surface n’exclut pas la profondeur.
 

 
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