Entre ironie et admiration, le portrait d’Onuphrius
Chapitre : Onuphrius
Avant d’aller plus loin, quelques mots sur Onuphrius. C’était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, quoique au premier abord il parût en avoir davantage. On distinguait ensuite à travers ses traits blêmes et fatigués quelque chose d’enfantin et de peu arrêté, quelques formes de transition de l’adolescence à la virilité. Ainsi tout le haut de la tête était grave et réfléchi comme un front de vieillard, tandis que la bouche était à peine noircie à ses coins d’une ombre bleuâtre, et qu’un sourire jeune errait sur deux lèvres d’un rose assez vif qui contrastait étrangement avec là pâleur des joues et du reste de la physionomie.
Ainsi fait, Onuphrius ne pouvait manquer d’avoir l’air assez singulier, mais sa bizarrerie naturelle était encore augmentée par sa mise et sa coiffure. Ses cheveux, séparés sur le front comme des cheveux de femme, descendaient symétriquement le long de ses tempes jusqu’à ses épaules, sans frisure aucune, aplatis et lustrés à la mode gothique, comme on en voit aux anges de Giotto et de Cimabuë. Une ample simarre de couleur obscure tombait à plis roides et droits autour de son corps souple et mince, d’une manière toute dantesque. Il est vrai de dire qu’il ne sortait pas encore avec ce costume ; mais c’était la hardiesse plutôt que l’envie qui lui manquait ; car je n’ai pas besoin de vous le dire, Onuphrius était Jeune-France et romantique forcené.
Dans la rue, et il n’y allait pas souvent, pour ne pas être obligé de se souiller de l’ignoble accoutrement bourgeois, ses mouvements étaient heurtés, saccadés ; ses gestes anguleux, comme s’ils eussent été produits par des ressorts d’acier ; sa démarche incertaine, entrecoupée d’élans subits, de zigzags, ou suspendue tout à coup ; ce qui, aux yeux de bien des gens, le faisait passer pour un fou ou du moins pour un original, ce qui ne vaut guère mieux.
Onuphrius ne l’ignorait pas, et c’était peut-être ce qui lui faisait éviter ce qu’on nomme le monde et donnait à sa conversation un ton d’humeur et de causticité qui ne ressemblait pas mal à de la vengeance ; aussi, quand il était forcé de sortir de sa retraite, n’importe pour quel motif, il apportait dans la société une gaucherie sans timidité, une absence de toute forme, convenue, un dédain si parfait de ce qu’on y admire, qu’au bout de quelques minutes, avec trois ou quatre syllabes, il avait trouvé moyen de se faire une meute d’ennemis acharnés.
Ce n’est pas qu’il ne fût très-aimable lorsqu’il vouait, mais il ne le voulait pas souvent, et il répondait à ses amis qui lui en faisaient des reproches : À quoi bon ? Car il avait des amis ; pas beaucoup, deux ou trois au plus, mais qui l’aimaient de tout l’amour que lui refusaient les autres, qui l’aimaient comme des gens qui ont une injustice à réparer. — À quoi bon ? ceux qui sont dignes de moi et me comprennent ne s’arrêtent pas à cette écorce noueuse : ils savent que la perle est cachée dans une coquille grossière ; les sots qui ne savent pas sont rebutés et s’éloignent : où est le mal ? Pour un fou, ce n’était pas trop mal raisonné.
Onuphrius, comme je l’ai déjà dit, était peintre, il était de plus poëte ; il n’y avait guère moyen que sa cervelle en réchappât, et ce qui n’avait pas peu contribué à l’entretenir dans cette exaltation fébrile, dont Jacintha n’était pas toujours maîtresse, c’étaient ses lectures. Il ne lisait que des légendes merveilleuses et d’anciens romans de chevalerie, des poésies mystiques, des traités de cabale, des ballades allemandes, des livres de sorcellerie et de démonographie ; avec cela il se faisait, au milieu du monde réel bourdonnant autour de lui, un monde d’extase et de vision où il était donné à bien peu d’entrer. Du détail le plus commun et le plus positif, par l’habitude qu’il avait de chercher le côté surnaturel, il savait faire jaillir quelque chose de fantastique et d’inattendu. Vous l’auriez mis dans une chambre carrée et blanchie à la chaux sur toutes ses parois, et vitrée de carreaux dépolis, il aurait été capable de voir quelque apparition étrange tout aussi bien que dans un intérieur de Rembrandt inondé d’ombres et illuminé de fauves lueurs, tant les yeux de son âme et de son corps avaient la faculté de déranger les lignes les plus droites et de rendre compliquées les choses les plus simples, à peu près comme les miroirs courbes ou à facettes qui trahissent les objets qui leur sont présentés, et les font paraître grotesques ou terribles.
Théophile Gautier, Les Jeunes France, romans goguenards, 1833.
Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1878