Quand Gautier se moque de la description
Chapitre : Le bol de punch
Sur la table du milieu, c’était bien autre chose : il était certainement impossible de réunir dans un plus petit espace un plus grand nombre d’objets ayant de la tournure et du caractère :
Une babouche turque,
Une pantoufle de marquise,
Un yatagan,
Un fleuret,
Un missel,
Un Arétin,
Un médaillon d’Antonin Moine,
Du papel español para cigaritos,
Des billets d’amour,
Une dague de Tolède,
Un verre à boire du vin de Champagne,
Une épée à coquille,
Des priapées de Clodion,
Une petite idole égyptienne,
Des paquets de différents tabacs (lesdits paquets largement éventrés et laissant voir leurs blondes entrailles),
Un paon empaillé,
Les Orientales de Victor Hugo,
Une résille de muletier,
Une palette,
Une guitare,
Un n’importe quoi, d’une belle conservation.
Que sais-je ! un fouillis, un chaos indébrouillable, à faire tomber la plume de lassitude au nomenclateur le plus intrépide, à Rabelais ou à Charles Nodier.
Les chaises et les fauteuils avaient probablement été à Marignan avec les escabeaux de Saltabadil ; les unes étaient boiteuses et les autres manchots : pas plus de trois pieds et pas plus d’un bras.
Il n’est pas besoin de vous faire remarquer, judicieux lecteur, que cette description est véritablement superbe et composée d’après les recettes les plus modernes. Elle ne le cède à aucune autre, hormis celles de M. de Balzac, qui seul est capable d’en faire une plus longue. J’ai attifé un peu ma phrase, jusqu’ici assez simple ; j’ai cousu des paillettes à sa robe de toile, je lui ai mis des verroteries et du strass dans les cheveux, je lui ai passé aux doigts des bagues de chrysocale, et la voilà qui s’en va toute pimpante, aussi fière et aussi brave que si tous ses bijoux n’étaient pas du clinquant, et ses diamants de petits morceaux de cristal.
Je fais cela parce que l’on croirait, à la voir aller humble et nue comme elle va, que je n’ai pas le moyen de la vêtir autrement. Pardieu ! je veux montrer que j’en suis aussi capable que si je n’avais pas de talent, et je dois supposer que j’en ai beaucoup, si j’ai eu l’art de vous amener, à travers trois cents pages, jusqu’à cette assertion audacieuse et immodeste. En deux traits de plume, je m’en vais lui faire une jupe d’adjectifs, un corset de périphrases et des panaches de métaphores.
D’alinéa en alinéa, je veux désormais tirer des feux d’artifice de style ; il y aura des pluies lumineuses en substantifs, des chandelles romaines en adverbes, et des feux chinois en pronoms personnels. Ce sera quelque chose de miroitant, de chatoyant, de phosphorescent, de papillotant, à ne pouvoir être lu que les yeux fermés.
Cette description, outre qu’elle est magnifique et digne d’être insérée dans les cours de littérature, l’emporte sur les descriptions ordinaires par le mérite excessivement rare qu’elle a d’être parfaitement à sa place, et d’être d’une utilité incontestable à l’ouvrage dont elle fait partie.
En effet, ayant entrepris d’écrire la physiologie du bipède nommé Jeune-France, j’ai cru qu’après avoir constaté le nombre de ses ongles et la longueur de son poil, la couleur de son cuir, ses habitudes et ses appétits, il ne serait pas d’un médiocre intérêt de vous faire savoir où il vit et où il perche, et j’ai pensé que la description de cette chambre aurait autant d’importance aux yeux des naturalistes que celle du nid de la mésange des roseaux ou du petit perroquet vert d’Amérique.
Théophile Gautier, Les Jeunes France, romans goguenards, 1833.
Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1878