Une aristocrateElisabeth Badinter
Madame Du Châtelet n’est pas une vraie mondaine. Elle aime trop s’amuser et sa liberté de parole pour goûter les règles qui régissent le grand monde. Consciente de son rang et des devoirs qui lui incombent, elle fréquente la cour moins par plaisir que par obligation. Même si elle peut y assouvir sa passion du jeu – elle a ses entrées au jeu de la Reine – l’atmosphère y est trop guindée pour qu’elle s’y sente à l’aise. Pour les mêmes raisons, Emilie Du Châtelet n’a jamais tenu salon ni fréquenté régulièrement l’un d’entre eux. Recevoir l’ennuie et son autorité spontanée lui interdit de se plier à l’étiquette des salons littéraires d’une Madame Geoffrin (qui la déteste) ou d’une Madame de Tencin qui entend régner seule sur ses « ours ». En revanche, elle n’aime rien tant que les petits groupes d’amis, de même rang qu’elle, gais, bons vivants, et partageant ses goûts pour les spectacles.
Pour ce qui est de sa passion des sciences, elle ne l’assouvit qu’avec d’authentiques savants, dans le tête à tête de son bureau parisien, la solitude du Mont-Valérien où se sont réfugiés ses maîtres Maupertuis et Clairaut, et enfin à Cirey, sorte de couvent philosophique voluptueux et studieux. Ses plus anciennes relations sont Louis de Brancas et sa femme. C’est chez eux qu’elle rencontre le jeune comte de Forcalquier et deux personnes qui deviendront des amis chers : Maupertuis et la Duchesse de Saint-Pierre. Cette dernière, de vingt-quatre ans son aînée, veuve menant grand train, prend la jeune Emilie sous son aile. Elle la mène aux spectacles, l’introduit chez ses amis, lui donne le goût des petites auberges un peu canailles et la présente à Voltaire un jour d’avril 1733. Emilie est amusée et flattée mais ça n’est pas le coup de foudre. A l’heure qu’il est, elle a déjà eu des amants, en particulier le duc de Richelieu qu’elle n’a pas oublié et le savant Maupertuis qu’elle poursuit jusqu’au café Gradot. C’est l’époque, entre vingt et vingt-huit ans, où elle se partage entre les grossesses (elle fait trois enfants à son mari dont deux survécurent), l’initiation aux mathématiques et les plaisirs de la société qui se terminent à trois heures du matin. Cette période d’extrême dissipation prend fin brutalement lorsqu’elle choisit au printemps 1735 de rejoindre Voltaire à Cirey et de tourner le dos à l’inconstant Maupertuis et aux mirages parisiens. C’est dans cette campagne éloignée de tout (Madame Denis évoquera « une solitude effrayante »), qu’Emilie voit s’épanouir son grand amour pour Voltaire et travaille jour et nuit pour maîtriser les deux disciplines majeures que sont la physique et la métaphysique.
En dehors de son amant avec lequel elle ne s’ennuie jamais, son mari qui vient de temps en temps et deux châtelaines des environs qui meublent quelques soupers, les compagnons de Madame Du Châtelet sont les livres et les compas. Les rares visiteurs sont davantage des savants (Algarotti, Maupertuis, Bernoulli, l’abbé du Resnel, le père Jacquier) que des mondains comme le président Hénault. Tout change de nouveau dans la dernière période de sa vie qui va de 1739 à 1749. A cause d’un interminable procès en héritage à Bruxelles et du retour en grâce de Voltaire à la cour, le couple se partage entre Bruxelles, Paris, Versailles et Fontainebleau, la cour du Roi Stanislas à Lunéville et à Commercy, sans parler des séjours plus ou moins prolongés chez la duchesse du Maine ou la duchesse de la Vallière et les retours à Cirey où ils travaillent si bien. Nulle part où vraiment poser ses malles. Madame Du Châtelet a bien acheté en 1739 le superbe hôtel Lambert dans l’Ile Saint- Louis, décoré par Le Brun et Le Sueur, mais elle aura peu l’occasion de l’habiter et le revendra quelques années plus tard. A Bruxelles, Voltaire et elle louent une maison rue de la Grosse-Tour, donnent des fêtes et fréquentent la princesse de Chimay et le duc d’Aremberg. Mais l’ennui les gagne dans ce monde qui lit peu. Aussitôt qu’ils le peuvent ou le doivent , ils rentrent à Paris. Emilie y retrouve sa vie tourbillonnante et sa passion du jeu.
Elle fréquente Madame de Tencin, les duchesses de Luxembourg, de Richelieu, d’Aiguillon, de Boufflers, les marquises de Mailly et du Deffand, Madame de la Popelinière et quelques autres. Elle organise des soupers fins entre femmes dans un cabaret de Chaillot où l’on se met à l’aise, sans se gêner devant les laquais. Ce qui ne l’empêche pas de courir aux assemblées publiques de l’Académie des Sciences pour y écouter Buffon lire son fameux mémoire sur les miroirs ardents ou de dîner avec Réaumur, Clairaut, et Dortous de Mairan. L’été 1744 se passe au château de Champs-sur-Marne. Voltaire et elle ont accepté l’invitation du duc de la Vallière. Ce n’est pas seulement un homme de culture qui possède l’une des plus belles bibliothèques connues, c’est aussi un libertin fort gai, comme son épouse, qui reçoit à merveille une société de beaux esprits tels que Madame du Deffand, Moncrif et l’abbé Voisenon. Celui-ci rivalise de drôlerie et de bons mots avec Voltaire tout en étant le confident attentif d’Emilie.
L’été 1746 et 1747, ils sont les hôtes de la duchesse du Maine au château d’Anet, puis à Sceaux. Ils y travaillent le jour et jouent la comédie le soir pour distraire la vieille dame. Après quoi ce sont les eaux de Passy avant de rejoindre la cour à Fontainebleau. Une fois encore, Madame Du Châtelet refait ses malles, suivie de Voltaire qui n’en peut plus, pour répondre à l’invitation du Roi Stanislas qui veut distraire sa petite cour de Lunéville. La maîtresse officielle du roi est la marquise de Boufflers, une vieille connaissance du couple. Reçus à merveille, installés au centre du palais, les fêtes se succèdent et Madame Du Châtelet triomphe sur la scène du magnifique théâtre du Roi. Ils y restent plusieurs mois avant de suivre Stanislas et sa cour à Commercy après un bref séjour à Cirey et à Paris. La raison de ce nouvel engouement pour la cour de Lorraine s’appelle Saint-Lambert. Il a dix ans de moins qu’elle et elle en est folle. Bientôt enceinte de lui, elle reviendra faire ses couches à Lunéville où elle mourra quelques jours après l’accouchement, le 10 septembre 1749.