Une nature luxuriante
Prologue
Atala s’ouvre sur une longue description des anciennes colonies françaises en Amérique du Nord, rétrocédées à l’Angleterre en 1763. Lors de son voyage en Amérique, Châteaubriand avait eu l’occasion de visiter ces contrées, mais il n’avait entièrement exploré le cours du Mississipi (ou Meschacebé). Le portrait qu’il en brosse est largement idéalisé, et surtout complété par de nombreuses lectures. Malgré leur caractère artificiel, ces descriptions furent louées pour leur beauté « pittoresque ».
La France possédait autrefois, dans l’Amérique septentrionale, un vaste empire qui s’étendait depuis le Labrador jusqu’aux Florides, et depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux lacs les plus reculés du haut Canada.
Quatre grands fleuves, ayant leurs sources dans les mêmes montagnes, divisaient ces régions immenses : le fleuve Saint-Laurent qui se perd à l’est dans le golfe de son nom, la rivière de l’Ouest qui porte ses eaux à des mers inconnues, le fleuve Bourbon qui se précipite du midi au nord dans la baie d’Hudson, et le Meschacebé qui tombe du nord au midi dans le golfe du Mexique.
Ce dernier fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée que les habitants des États-Unis appellent le nouvel Éden, et à laquelle les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, l’Illinois, l’Akanza, l’Ohio, le Wabache, le Tenase, l’engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l’hiver ; quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, les arbres déracinés s’assemblent sur les sources. Bientôt les vases les cimentent, les lianes les enchaînent, et des plantes y prenant racine de toutes parts, achèvent de consolider ces débris. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent au Meschacebé. Le fleuve s’en empare, les pousse au golfe Mexicain, les échoue sur des bancs de sable et accroît ainsi le nombre de ses embouchures. Par intervalles, il élève sa voix, en passant sous les monts, et répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux indiens ; c’est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s’élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles s’embarquent, passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d’or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve.
Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue ; leurs flots de verdure, en s’éloignant, semblent monter dans l’azur du ciel où ils s’évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes errer à l’aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois un bison chargé d’années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi de hautes herbes, dans une île du Meschacebé. À son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes, et la sauvage abondance de ses rives.
Telle est la scène sur le bord occidental ; mais elle change sur le bord opposé, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendu sur les cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s’entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l’extrémité des branches, s’élancent de l’érable au tulipier, du tulipier à l’alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées d’arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, sur lesquels elles jettent des ponts de fleurs. Du sein de ces massifs, le magnolia élève son cône immobile ; surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, et n’a d’autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.
Une multitude d’animaux placés dans ces retraites par la main du Créateur, y répandent l’enchantement et la vie. De l’extrémité des avenues, on aperçoit des ours enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux ; des caribous se baignent dans un lac ; des écureuils noirs se jouent dans l’épaisseur des feuillages ; des oiseaux-moqueurs, des colombes de Virginie de la grosseur d’un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises ; des perroquets verts à tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpent en circulant au haut des cyprès ; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents-oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois, en s’y balançant comme des lianes.
Si tout est silence et repos dans les savanes de l’autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure : des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissement d’animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits, des bruissements d’ondes, de faibles gémissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d’une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer ces solitudes, à balancer ces corps flottants, à confondre ces masses de blanc, d’azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures ; alors il sort de tels bruits du fond des forêts, il se passe de telles choses aux yeux, que j’essaierais en vain de les décrire à ceux qui n’ont point parcouru ces champs primitifs de la nature.
Chateaubriand, Atala, 1801
> Texte intégral : Nendeln, Kraus reprint, 1828