À propos de l’auteurRoger Musnik
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre est né au Havre le 19 janvier 1737. Fils de Nicolas Saint-Pierre, il réussit à imposer à la postérité ce nouveau nom à la tonalité aristocratique. Enfant rêveur et aventureux, il lit et relit Robinson Crusoé, au point d’embarquer, à douze ans, pour la Martinique sur le bateau d’un de ses oncles. Il découvre alors le gouffre séparant l’imagination de la réalité, supportant mal les ardeurs du climat, les fatigues du voyage et surtout la discipline des navires. Après cette déconvenue, ses parents le mettent au collège des Jésuites de Caen, où il caresse un temps l’idée de devenir missionnaire, puis à Rouen, avant d’entrer en 1757 à l’École nationale des ponts et chaussées. Il intègre à la fin de ses études le corps des ingénieurs militaires. C’est en cette qualité qu’il est envoyé à Düsseldorf en 1760. Mais sa susceptibilité et son caractère rugueux le font destituer.
Cette irascibilité va multiplier ces accrochages pendant plus de vingt ans. En effet, parti à Malte comme ingénieur géographe, il s’offense. De retour à Paris, il tente de donner des leçons de mathématiques pour survivre. C’est un échec. Il parcourt alors l’Europe, toujours en quête d’argent. À Amsterdam, comme journaliste, il se fâche. À Saint-Pétersbourg, il est reçu par Catherine II, à laquelle il soumet sans succès un mémoire sur l’établissement d’une république idéale sur les bords du lac d’Aral. Cette recherche de l’utopie sera d’ailleurs une constante chez lui. Les Russes l’envoient en Finlande faire des relevés militaires, il s’agace. Passé en Pologne, il vit une relation passionnée avec la princesse Marie Miesnik. Elle se lasse. Il a une autre aventure galante à Berlin. Il renonce et revient à Paris.
Son entregent lui permet de se faire envoyer en mission en 1768 comme ingénieur civil à l’île de France (actuelle île Maurice). Protégé dès son arrivée par le gouverneur Poivre, un naturaliste qui l’initie à la botanique et la zoologie, il se brouille. Il faut dire qu’il a tenté de séduire sa femme, vainement. Après un détour à l’île Bourbon (actuelle Réunion), il rentre définitivement en France en 1771. Il tire de cette expérience un récit épistolaire, publié en 1773, Voyage à l’île de France, à l’île Bourbon et au Cap de Bonne-Espérance, qui, sans être un succès, le fait connaître de l’intelligentsia parisienne.
La mode est au récit de voyages (Bougainville, La Pérouse, Volney, Potocki, etc.), mais Bernardin de Saint-Pierre apporte un lyrisme, un souffle, une nouvelle façon d’appréhender le monde. Toute son œuvre future se trouve déjà dans le Voyage. Cette reconnaissance lui ouvre les portes des salons, notamment celui de madame de Lespinasse, haut-lieu de la mouvance encyclopédiste. Et ce qui devait arriver arriva : il s’emporte, se vexe, les quitte. Sauf Jean-Jacques Rousseau, avec lequel il sympathise. Se considérant un peu comme son disciple, il va l’accompagner dans de longues promenades où les deux hommes devisent de concert, philosophent et herborisent. Il en a laissé un témoignage dans La vie et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau.
Bernardin se rend compte qu’il devient totalement misanthrope. Dans le préambule de L’Arcadie (1781), il confie : « À la vue de quelques promeneurs de mon voisinage, je me sentais tout agité, je m’éloignais ; je me disais souvent : je n’ai cherché qu’à bien mériter des hommes, pourquoi est-ce que je me trouble à leur vue ? »
En 1784, il édite les Études de la Nature, essai longuement muri qui donne sa vision du monde, et qui lui vaut les critiques acerbes des savants de son temps. C’est un succès. Lors de la réédition de 1788, il lui adjoint un petit roman : Paul et Virginie. C’est un triomphe. Avant d’être publié en édition séparée l’année suivante. Bernardin de Saint-Pierre devient une sommité intellectuelle, reconnu par tous. Après le temps des frayeurs vient le temps des honneurs.
Dès 1789, il appelle Louis XVI aux réformes et le peuple au respect des traditions (Les Vœux d’un Solitaire. Avec la Révolution française, les nouveaux pouvoirs (girondins, montagnards, puis Napoléon) vont le choyer. Peut-être à cause de sa critique virulente de l’esclavage (Paul et Virginie, Le Voyage), surement grâce à sa renommée, et surtout par sa faculté, en ces temps troublés, de toujours faire allégeance. En 1791, il est nommé intendant du Jardin des plantes, poste prestigieux qu’avait occupé Buffon. Il insiste pour qu’on y installe une ménagerie : « Le Cabinet est le tombeau des règnes de la Nature, le Jardin doit en être le berceau. » À la suppression de ce poste en 1793, il devient professeur à l’École normale supérieure, puis membre de l’Institut de France en 1795, est élu à l’Académie Française en 1803, et reçoit la Légion d’honneur en 1806.
Entre-temps, il avait épousé la fille de son imprimeur Didot (1792), dont il eut deux enfants, qu’il prénomme naturellement Virginie et Paul. À la mort de sa femme, il se remarie en 1800 avec une jeune femme de vingt ans avec laquelle il se retire à Eragny, jouant au Vieux Sage Solitaire, rôle qu’il avait beaucoup popularisé. Il s’y éteint le 21 janvier 1814. Son ami Louis-Aimé Martin écrira sa biographie, épousera sa femme et publiera ses œuvres complètes en 12 volumes (1820-1830), dont une masse énorme d’inédits.
Tous les témoignages et biographies qui lui sont consacrés concordent : l’homme était méfiant, âpre au gain, intolérant, irritable, d’une sensibilité maladive. Pour décrire l’écrivain, c’est la grâce, le charme, l’amabilité (qui à l’époque ne signifie pas superficialité).
Ses idées sont contestées dès l’origine. Car son but est de montrer que la Nature, faite « à la main de l’Homme », pour son usage, prouve par sa beauté même l’existence de Dieu. On ne peut expliquer le monde de façon analytique, car celui-ci est fait de correspondances et d’harmonie (Les Harmonies de la Nature, 1796). Ses récits ne sont là que pour illustrer ses thèses.
Mais leur puissance fictionnelle ont fait oublier les essais. Car si il est en phase avec son époque dans ses notations zoologiques, botaniques et scientifiques pour ses descriptions de pays lointains, il y introduit l’anecdote humaine, le lyrisme, la sensibilité. La peinture froide d’un paysage ne dit rien sur l’émotion qu’il provoque. Il faut donc, selon Bernardin, écrire différemment : « L’art de rendre la Nature est si nouveau que les termes mêmes n’en sont pas inventés. Essayez de faire la description d’une montagne de manière à la faire reconnaître : quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du sommet, vous aurez tout dit ; mais que de variétés dans ces formes bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées, etc. ! Vous ne trouverez que des périphrases. » Il va donc utiliser un vocabulaire très étendu, allant des termes scientifiques et techniques à ceux qui décrivent les mille et une nuances des passions humaines. Il mêle ainsi le lyrisme et le chatoiement des sensations à la représentation des paysages, tout en jouant sur le dépaysement. Bien qu’ancré dans le classicisme, c’est peut-être le premier romantique.