À propos de l'œuvreRoger Musnik
En 1788, lors de la réédition de ses Études de la nature, Bernardin de Saint-Pierre ajoute dans le quatrième volume un récit assez bref, Paul et Virginie. L’intrigue de cette « espèce de pastorale », comme il la qualifie, est simple. Un vieillard relate l’histoire des anciens occupants de deux cabanes en ruine, devant lesquelles le narrateur s’était arrêté lors d’une promenade au cœur de l’île de France (actuelle île Maurice). Deux jeunes femmes (une aristocrate et une paysanne) s’y sont jadis réfugiées pour cacher leur déshonneur et accoucher. Elles y élèvent comme frère et sœur leur progéniture, Paul et Virginie, tout en exploitant une petite plantation à l’aide d’un couple de noirs. C’est une période idyllique, surtout pour les deux enfants. Mais cet Eden s’effrite à l’adolescence. Un ouragan dévaste les récoltes, une esclave martyrisée par son maître y cherche refuge, et surtout l’éveil de la sensualité trouble leur amour innocent, simple et pur. Profitant de la demande d’une tante de faire venir Virginie en Europe pour éventuellement lui léguer sa fortune, sa mère l’éloigne de Paul. Tandis que ce dernier s’ouvre au monde par la lecture, Virginie tente de s’accoutumer aux mœurs corrompues du continent. En vain. Pendant le voyage de retour, son bateau est pris dans un ouragan en vue de l’île. Refusant de quitter ses habits devant les marins pour se mettre à l’eau, Virginie préfère sombrer avec le navire. Sous les yeux de Paul, qui l’attendait sur la grève. Celui-ci en meurt de chagrin, bientôt suivi par les deux mères. Ainsi termine le vieillard, dont la douleur semble imprégner le paysage : « Ces bois qui vous donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteaux où vous reposiez ensemble déplorent encore votre perte. »
Une pastorale subversive
Ce roman semble par bien des aspects suranné : sentiments extrêmes touchant à la sensiblerie, apologie de la virginité et éloge d’une pudeur menant à la mort, refus de la rébellion, personnages tracés à gros traits, mœurs rigides et dépassés : « Notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu. » Ce texte est d’ailleurs devenu une icône chez les contre-révolutionnaires du XIXe siècle.
Il faut cependant relativiser. Bernardin part d’un genre à la mode, la pastorale, dont il reprend les codes (vertu champêtre contre corruption sociale dans un lieu imaginaire) en les subvertissant. Paul et Virginie se situe sur une terre bien réelle et se termine tragiquement. À travers ces amours chastes s’ébauche un tableau d’où sourd une violence omniprésente. Violence sociale : l’esclavage est vertement critiqué, les deux adolescents sont séparés par peur de la mésalliance. Violence morale : Paul et Virginie répriment d’eux-mêmes leurs pulsions sensuelles par peur de commettre implicitement l’inceste, puisqu’ils se sont toujours considérés comme frère et sœur. En écho à ces changements physiques et psychologiques des adolescents dus à la puberté répond la violence des éléments. La nature d’abord majestueuse et protectrice détruit la plantation, la tempête provoque la mort de Virginie, ce qui annihile la petite communauté.
Bernardin de Saint-Pierre a toujours porté en lui l’idée d’utopie, mais il en signe ici l’échec. En bon rousseauiste, il considère la vie sociale comme le mal. Tant que les protagonistes vivent en fusion avec la Nature en restant coupé du monde, c’est un paradis quasi-onirique. Mais en gardant une morale rigide, l’Extérieur revient et détruit l’Eden.
On pourrait multiplier les angles d’approche. La vision psychanalytique : d’abord un monde immobile, hors du temps, autarcique, où règne le bonheur. Puis l’éveil des sens, accompagné du déchaînement climatique, réintroduit la temporalité et engendre la culpabilité. Enfin, le naufrage et le refus de la transgression, donc ici de la vie (la sexualité) entraîne l’anéantissement. Une autre lecture, plus métaphysique, est possible : on passe du paradis enfantin à la tentation sexuelle qui le brise pour finir dans la pureté de la mort. Ce que semble dire la mère de Paul qui confie juste avant sa disparition : « La mort est le plus grand des biens […] Si la vie est une punition, on doit en souhaiter la fin ; si c’est une épreuve, on doit la demander courte. »
Une pastorale exotique
Une autre caractéristique de Paul et Virginie est d’introduire, par son style, ses couleurs, l’exotisme dans la littérature française. C’est ce que l’auteur explique dans son préambule : « J’en ai voulu assoir [des amants] aussi sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à l’ombre des cocotiers, bananiers et citronniers fleuris. » Pour cela, il montre une topographie fidèle à la réalité mais encore inconnue des français, et utilise une palette de mots dépaysants pour son époque, comme palétuviers, flamboyants, lataniers, palmistes, etc.
Du succès du roman à sa désaffection, et retour
Le succès du récit est tel qu’il est réédité seul l’année suivante (1789). Cela devient alors un vrai triomphe, et Bernardin de Saint-Pierre n’arrive plus à contrôler les contrefaçons (plus de trois cents). En 1806, il publie une édition de luxe, avec un long préambule et des illustrations gravées par les meilleurs artistes du temps. Paul et Virginie devient tout au long du XIXe siècle un marqueur culturel, qu’on retrouve dans nombre de romans (Madame Bovary de Flaubert, Graziella de Lamartine, Le Curé de campagne de Balzac, etc.). Les traductions se multiplient (près de trente éditions en Angleterre), il y a des adaptations théâtrales (dès 1791), des ballets, des chansons, des livres pour enfants, des opéras (dont un livret écrit par Raymond Radiguet), et même une adaptation télévisée.
Avant 1850, on ne trouve à ce texte que des vertus. Chateaubriand en parle comme d’un livre qu’on peut « citer sans craindre de compromettre son jugement ». Sainte-Beuve quant à lui explique : « Ce qui me frappe et me confond au point de vue de l’art […], c’est comme tout est court, simple sans un mot de trop, tournant vite au tableau enchanteur. » Mais au cours du siècle, même si le roman reste parmi les plus lus, l’opinion critique se retourne. Les qualificatifs les plus courants deviennent : mièvre, insipide, affecté, etc. Et en 1894, le critique Lanson assène : « l’églogue est mince et fade », ou « Nul enjolivement, pas d’esprit, pas d’intrigue, pas de peinture de mœurs. » Heureusement, « le cadre est séduisant ». Au mitan du XXe siècle, Etiemble assure : « Il partage à vif ses lecteur : on l’aime, on le déteste. Je ne peux le supporter. » Mais l’universitaire Robert Mauzi le corrige, en parlant du « dédain presque unanime des historiens, des éditeurs et des critiques, qui ne semblent guère sensibles qu’à la fadeur et à la pompe d’une œuvre, dont leur échappent l’émotion et la beauté. » Depuis une trentaine d’année une réévaluation est en cours, et Paul et Virginie apparaît pour ce qu’il est : une œuvre complexe, multiple, pionnière du romantisme.