Le passage du torrent
Après dîner ils se trouvèrent bien embarrassés ; car ils n'avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s'étonnait de rien, dit à Virginie : « Notre case est vers le soleil du milieu du jour ; il faut que nous passions, comme ce matin, par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons. Allons, marchons, mon amie. » Cette montagne était celle des Trois-Mamelles, ainsi nommée parce que ses trois pitons en ont la forme. Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du Nord, et arrivèrent après une heure de marche sur les bords d'une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l'île, toute couverte de forêts, est si peu connue même aujourd'hui que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n'y ont pas encore de nom. La rivière sur le bord de laquelle ils étaient coule en bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie ; elle n'osa y mettre les pieds pour la passer à gué. Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa ainsi chargé sur les roches glissantes de la rivière malgré le tumulte de ses eaux. « N'aie pas peur lui disait-il ; je me sens bien fort avec toi. Si l'habitant de la Rivière-Noire t'avait refusé la grâce de son esclave, je me serais battu avec lui. - Comment ! dit Virginie, avec cet homme si grand et si méchant ? À quoi t'ai-je exposé ! Mon Dieu ! qu'il est difficile de faire le bien ! il n'y a que le mal de facile à faire. » Quand Paul fut sur le rivage il voulut continuer sa route chargé de sa sœur et il se flattait de monter ainsi la montagne des Trois-Mamelles qu'il voyait devant lui à une demi-lieue de là ; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre, et de se reposer auprès d'elle. Virginie lui dit alors : « Mon frère, le jour baisse ; tu as encore des forces, et les miennes me manquent ; laisse-moi ici, et retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères. - Oh ! non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend dans ces bois, j'allumerai du feu, j'abattrai un palmiste, tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa, pour te mettre à l'abri. » Cependant Virginie, s'étant un peu reposée, cueillit sur le tronc d'un vieil arbre penché sur le bord de la rivière de longues feuilles de scolopendre qui pendaient de son tronc ; elle en fit des espèces de brodequins dont elle s'entoura les pieds, que les pierres des chemins avaient mis en sang ; car dans l'empressement d'être utile elle avait oublié de se chausser. Se sentant soulagée par la fraîcheur de ces feuilles, elle rompit une branche de bambou et se mit en marche en s'appuyant d'une main sur ce roseau, et de l'autre sur son frère.
Bernadin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1787.
> Texte intégral : Paris, Masson fils, 1839