Arrivée de Monsieur de Bourdonnais
Le lendemain, au lever du soleil, comme ils venaient de faire tous ensemble, suivant leur coutume, la prière du matin qui précédait le déjeuner, Domingue les avertit qu'un monsieur à cheval, suivi de deux esclaves, s'avançait vers l'habitation. C'était M. de la Bourdonnais. Il entra dans la case où toute la famille était à table. Virginie venait de servir, suivant l'usage du pays, du café et du riz cuit à l'eau. Elle y avait joint des patates chaudes et des bananes fraîches. Il y avait pour toute vaisselle des moitiés de calebasses, et pour linge des feuilles de bananier. Le gouverneur témoigna d'abord quelque étonnement de la pauvreté de cette demeure. Ensuite, s'adressant à Mme de la Tour il lui dit que les affaires générales l'empêchaient quelquefois de songer aux particulières ; mais qu'elle avait bien des droits sur lui. « Vous avez, ajouta-t-il, madame, une tante de qualité et fort riche à Paris, qui vous réserve sa fortune, et vous attend auprès d'elle. » Mme de la Tour répondit au gouverneur que sa santé altérée ne lui permettait pas d'entreprendre un si long voyage. « Au moins, reprit M. de la Bourdonnais, pour mademoiselle votre fille, si jeune et si aimable, vous ne sauriez sans injustice la priver d'une si grande succession. Je ne vous cache pas que votre tante a employé l'autorité pour la faire venir auprès d'elle. Les bureaux m'ont écrit à ce sujet d'user, s'il le fallait, de mon pouvoir ; mais ne l'exerçant que pour rendre heureux les habitants de cette colonie, j'attends de votre volonté seule un sacrifice de quelques années, d'où dépend l'établissement de votre fille, et le bien-être de toute votre vie. Pourquoi vient-on aux îles ? N'est-ce pas pour y faire fortune ? N'est-il pas bien plus agréable de l'aller retrouver dans sa patrie ? » En disant ces mots, il posa sur la table un gros sac de piastres que portait un de ses Noirs. « Voilà, ajouta-t-il, ce qui est destiné aux préparatifs de voyage de mademoiselle votre fille, de la part de votre tante. » Ensuite il finit par reprocher avec bonté à Mme de la Tour de ne pas s'être adressée à lui dans ses besoins, en la louant cependant de son noble courage.
Paul aussitôt prit la parole, et dit au gouverneur : « Monsieur ma mère s'est adressée à vous, et vous l'avez mal reçue. - Avez-vous un autre enfant, madame ? dit M. de la Bourdonnais à Mme de la Tour - Non, monsieur reprit-elle, celui-ci est le fils de mon amie ; mais lui et Virginie nous sont communs, et chers. - Jeune homme, dit le gouverneur à Paul, quand vous aurez acquis l'expérience du monde, vous connaîtrez le malheur des gens en place ; vous saurez combien il est facile de les prévenir combien aisément ils donnent au vice intrigant ce qui appartient au mérite qui se cache. »
Bernadin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1787.
> Texte intégral : Paris, Masson fils, 1839