Balzac chercheurJosé Luis Diaz
Balzac a eu l’ambition d’être bien plus encore qu’un romancier, plus même qu’un simple écrivain : un penseur, voire un scientifique. C’est ce sur quoi insiste l’« Avant-propos » de La Comédie humaine en 1842, où il dit avoir été inspiré par des naturalistes tels que Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire.
Tenté dans sa jeunesse par la philosophie, Balzac écrit au début des années 20 un roman par lettres qui en porte la trace (Sténie ou les erreurs philosophiques). Après 1830, il attribue une telle identité à Louis Lambert, héros d’un roman philosophique, publié sous diverses formes successives entre 1832 et 1835. Complété par Séraphîta, autre essai dans ce registre, il forme avec lui Le Livre mystique (1835).
Mais tout aussi importante est, dans la trajectoire de Balzac, son inspiration scientifique. En témoignent certains des textes menés à bien dans le cadre des Études analytiques, tels que la merveilleuse Théorie de la démarche (1833) et le Traité des excitants modernes (1839), où Balzac précède le Baudelaire des Paradis artificiels (1860). Mais c’est en fait toute l’œuvre romanesque de celui qui se désigne lui-même comme un « docteur ès sciences sociales » qui réalise ce projet. Psychologie, sociologie, anthropologie : avant même que ces disciplines ne se constituent en sciences ayant pignon sur rue, le Balzac analyste les pressent, essaie à sa manière quelques-unes des hypothèses et des concepts qu’elles se donneront. Mieux encore qu’un Auguste Comte et qu’un Saint-Simon, censés les fondateurs de la sociologie, il pratique dans ses romans une analyse de « l’homme social », qui annonce les avancées les plus modernes de cette discipline. À cet égard, il se comporte déjà comme une sorte de chercheur en sciences humaines avant la lettre, sinon comme un chercheur d’absolu tel son héros, Balthazar Claës. C’est ce Balzac-là qui rêve d’écrire un Traité de la volonté et un Essai sur les forces humaines, dont les théories de Lambert se nourrissent. Alors même que La Peau de chagrin a tourné en dérision les savants, c’est ce Balzac-là aussi qu’on retrouve dans ses romans derrière le regard médical que le médecin Bianchon ou le chirurgien Desplein posent sur le corps souffrant, mais aussi sur le monde.
La matérialité du monde
« Mange-t-on dans René ? » Telle est la question impertinente que lance déjà le jeune Balzac dans un de ses romans de jeunesse inachevé (Falthurne). Comprenons que c’est là la révolte prémonitoire d’un réaliste en herbe qui piaffe en lui face à l’idéalisme de ce récit romantique, avant de pouvoir s’affirmer. Mais une fois la machine romanesque en marche, ce devient un trait majeur du roman tel que Balzac le réinvente que d’insister sur les côtés les plus matériels de la vie en société dont il trace le tableau. « La représentation de ce qui constitue la trame journalière de l'existence humaine, et qui ne fait pas moins le souci de la grande dame dans son boudoir, que de Birotteau dans son comptoir » devient pour lui « la première loi d'un genre qui se propose pour principal objet l'imitation fidèle ou la représentation de la vie » (Ferdinand Brunetière).
À la Physiologie du goût de Brillat-Savarin (1826), il répond par une Physiologie du mariage (1830), qui déjà, mais en se jouant pour l’instant, aborde les problèmes du couple par les côtés les plus concrets. Même jeu, en plus déluré, dans les Petites Misères de la vie conjugale (1845-1846). Une telle veine « physiologique » s’affirme de manière systématique dans ses romans. Le physique, mais aussi la manière de s’habiller, de manger, de dormir, de marcher, de parler de ses personnages sont évoqués avec grande précision. Cela, non sans insister de manière prosaïque sur les détails intimes qui les caractérisent, y compris quand il s’agit des femmes : les désirs sexuels tardifs de Mlle Cormon dans La Vieille fille ; la « barbe » de cette « grosse dondon » qu’est Mme Cibot, portière parisienne, dans Le Cousin Pons ; le « jupon de laine tricotée, dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée » de Mme Vauquer dans Le Père Goriot.
À côté des hommes et des femmes, surveillés dans leurs moindres symptômes, le roman balzacien attache une grande importance aux choses qui les entourent et qui sont censées les caractériser : le musée du cousin Pons, le bric-à-brac sordide et malodorant qu’a entassé l’avare Gobseck, les bibelots qui composent le décor d’une femme auteur, Camille Maupin (Béatrix), le « capharnaüm » de la veuve Grujet (Ferragus). À propos du mobilier de la Mme Vauquer, Balzac énonce la loi : « Toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. »
Mais loin que Balzac se satisfasse ici de simples descriptions, comme on l’en accuse, les objets prennent vie. Il « nous entraîne, nous subjugue, nous fascine », parce qu’il sait rendre « une collection de bric-à-brac, un rouleau d’anciennes monnaies, le bougeoir d’un chanoine ou la carriole d’une vieille fille, aussi émouvants qu’un amoureux ou une jeune première » (Armand de Pontmartin).
Un tel matérialisme généralisé le mène à insister sur ce qui est selon lui le nœud véritable du monde contemporain : « l’omnipotence, l'omniscience, l'omniconvenance de l'argent ». « Il comprit que l'argent est le grand ressort de la vie moderne. Il compta la fortune de ses personnages, en expliqua l'origine, les accroissements et l'emploi, balança les recettes et les dépenses, et porta dans le roman les habitudes du budget » (Hippolyte Taine, 1858).
L’humaine comédie
Par le titre d’ensemble donné à son œuvre, Balzac s’inscrit dans le sillage de Dante, pour magnifier son entreprise. Mais, surtout, il en met ainsi en relief l’un de ses fils directeurs. Cette idée que les hommes et les femmes sont des comédiens qui, par nécessité, jouent un rôle dans la vie de tous les jours semble en effet l’une des clés de La Comédie humaine, en particulier au moment où Balzac choisit ce titre. Autre confirmation d’une telle thématique directrice : le titre d’une nouvelle fantaisiste, écrite en mettant bout à bout diverses collaborations antérieures au Diable à Paris : Les Comédiens sans le savoir (1846). S’il est aussi des comédiens bien moins innocents, tricheurs et machiavéliques, c’est bien le thème général de l’humaine comédie que Balzac privilégie. D’autant qu’il a conscience déjà de vivre dans une « société du spectacle » avant la lettre, organisée en fonction du paraître, plus encore dans certains de ses cercles liés à l’argent et au pouvoir. Parmi les vedettes de cet art de jouer la comédie en société, certaines femmes (une grande aristocrate telle que la duchesse de Maufrigneuse, alors que comédiennes et lorettes, telles que Florine ou Malaga, parlent vrai), les hommes politiques, les diplomates, les journalistes, mais aussi bien des écrivains, « faiseurs » et « blagueurs » : Canalis, Lousteau, Bixiou, etc. Ce qui entraine une vision satirique du monde littéraire qui finit par s’en prendre à l’une des figures intellectuelles les plus respectées de La Comédie humaine, Daniel d’Arthez (Les Secrets de la Princesse de Cadignan).
Mais si hommes et femmes jouent la comédie, se cachent sous des masques divers, le rôle que le romancier s’assigne est de les percer à jour, de mettre à nu les envers de la comédie humaine. Ainsi a pratiqué Lousteau qui a initié Lucien de Rubempré aux turpitudes du monde parisien : « Après avoir vu aux Galeries de Bois les ficelles de la Librairie et la cuisine de la gloire, après s'être promené dans les coulisses du théâtre, le poète apercevait l’envers des consciences, le jeu des rouages de la vie parisienne, le mécanisme de toute chose » (Illusions perdues). Ainsi pratique le narrateur balzacien, se faisant fort de débusquer la vérité sous les voiles et les enveloppes.
La pensée qui tue
Un autre fil directeur complémentaire est à chercher du côté de l’énergie et de ses malheurs. Balzac a indiqué lui-même le thème de la « pensée qui tue » comme étant la trame de ses Études philosophiques. Sous ses apparences et ses masques, l’humanité balzacienne est représentée comme vivant d’une manière intense, excessive, destructrice, alors que seuls survivent paisiblement les indolents et les sots. La débauche, la guerre et les arts, sont autant de dépenses inconsidérées de la force humaine. « Tous les excès sont frères », conclut le narrateur de La Peau de chagrin. La Comédie humaine tend donc ainsi à mettre en scène les drames de la pensée et de la volonté, plus généralement encore les drames de la vitalité. Thème qu’on retrouve, transposé de l’individu à la société, dans le projet inachevé d’une Pathologie de la vie sociale. Prévu dans le cadre des Études analytiques, ce sont en fait pas mal des romans de Balzac qui le réalisent, proposant à eux tous le tableau d’une société surexcitée, vivant au rythme d’une crise perpétuelle. Selon Taine, c’est le Paris nocturne qui l’allégorise et explique la nature survoltée du roman balzacien, né à de son bouillonnement : « Contemplez Paris à cette heure : le gaz s'allume, le boulevard s'emplit, les théâtres regorgent, la foule veut jouir. Jusqu'aux jouissances de l'esprit, tout y est excessif et âcre ; le goût blasé veut être réveillé ; la raison y doit prendre des habits de folle ; l'imprévu, le bizarre, le tourmenté, l'exagéré n'y sont que le costume ordinaire. On y fouille toutes les plaies secrètes de l'âme et de l'histoire ; des quatre coins du monde, de tous les bas-fonds de la vie, de toutes les hauteurs de la philosophie et de l'art, arrivent les images, les idées, la vérité, le paradoxe ; tout cela bout ensemble, et l'étrange liqueur qui s'en distille pénètre tous les nerfs d'un plaisir maladif et vénéneux. » (Journal des Débats, février-mars 1858).
Mais c’est d’abord Balzac lui-même, qui, en tant que forçat littéraire sacrifiant sa vie à son œuvre, est le premier héros et donc aussi la première victime de ce mode de vie excessif.