Gervais Charpentier : la naissance du livre de poche
Gervais Hélène Charpentier (1805-1871) est un libraire éditeur du XIXe siècle, qui a bouleversé l’économie du livre et son mode de consommation. Pionnier de l’édition bon marché, il a ouvert la voie aux grands noms de l’édition que sont Hachette ou Michel et Calmann Lévy.
Un capitaine d’industrie
Gervais Hélène Charpentier naît à Paris le 2 juillet 1805. À 17 ans il se lance dans le métier de libraire-éditeur et fera ses classes chez les libraires Lecointe et Durey, puis chez Ladvocat. Il rachète le fonds de ce dernier en 1829 et se met à son compte.
Ses qualités d’entrepreneur se révèlent rapidement tant du point de vue professionnel que personnel. En effet, dès ses débuts il fait le choix de casser les prix. Il s’agit de sa principale stratégie commerciale, qu’il affinera tout au long de sa carrière et à laquelle il ne dérogera pas.
Dans le même temps, Gervais Charpentier trouve une jeune épouse très bien dotée. Cet apport financier va lui permettre de développer son entreprise. C’est également un avantage important face à ses concurrents, car peu nombreux sont les éditeurs capables de payer comptant. La plupart doivent s’en remettre à des tiers, souvent des banques, par le biais des billets à ordre ou escompte. Il est donc maître de son commerce et libre de prendre ses décisions.
Baudelaire dira de lui qu’il était « trop du siècle de Louis-Philippe » et lui préfèrera Poulet-Malassis, éditeur de beaux livres à destination des bibliophiles et non du grand public, pour publier ses « Fleurs du mal ». En effet, Gervais est un homme de son temps, qui va rapidement comprendre les grands changements qui bouleversent son époque et en faire son parti.
Une révolution du livre
Le XIXe siècle voit l’avènement de l’industrialisation et de nombreux changements sociétaux. Jusque dans les années 1830, le livre est un produit de luxe qui se vend entre 7 et 9 francs. Lorsqu’il s’agit de la première publication, il faut même débourser jusqu’à 15 francs. De plus à cette époque, les éditeurs ont pour habitude de publier un titre en plusieurs volumes. Cette pratique est largement soutenue par les auteurs et bibliophiles qui peuvent ainsi meubler leur belle bibliothèque. Cependant, elle freine encore davantage l’accès au livre pour les classes modestes. Pour se procurer l’intégralité d’une œuvre, il faut donc acheter deux, trois voire quatre volumes. Et le montant total s’envole !
Pour marquer les esprits et se faire une place dans le monde des éditeurs, Gervais Charpentier va frapper fort en proposant ses livres au prix de 3,5 francs. Il arrive à un moment propice, car à cette époque les éditeurs belges notamment s’adonnent à la contrefaçon et permettent aux lecteurs de se procurer des ouvrages à des prix beaucoup plus compétitifs. L’alphabétisation fait grossir considérablement la part des lecteurs. La demande est forte, comme le montre le développement des « feuilletons nouvelles » publiés dans la presse, qui deviendront les « romans feuilletons » à partir des années 1840.
Mais si le projet de Gervais Charpentier voit le jour et rencontre un franc succès, c’est également grâce aux avancées techniques et mécaniques du XIXe siècle.
Les machines à vapeur font leur apparition. Elles accélèrent considérablement le temps de production et font baisser les coûts. Désormais, avec la presse Applegarth, les cadences s’accélèrent. On passe de plus de 1000 feuilles imprimées à l’heure quand une presse à bras permettait d’imprimer 300 feuilles par jour (E. Parinet, chap.1 : « Nouvelles données du commerce du livre »).
Et l’utilisation du bois comme matériau de base pour produire le papier, qui vient remplacer progressivement les chiffons de lin et de chanvre, permet également d’importantes économies ; la production augmente. Ce sont ces grandes avancées qui offrent à Charpentier la possibilité de faire les bons choix pour créer sa collection. Il opte ainsi pour le « jésus vélin », nouveau papier au prix attractif, mais d’une qualité suffisante pour réduire le format d’impression tout en gardant la lisibilité des caractères.
Le résultat permettra donc de proposer un ouvrage au prix modique de 3 francs et 50 centimes en in-18 (11,5 x 18,3 cm, soit la taille d’une livre de poche de la collection « Folio »), format pratique : aisément transportable et lisible.
Gervais Charpentier consolide son affaire en donnant une ligne éditoriale à sa collection. Il entend :
« fournir à l’histoire littéraire ses classiques modernes ».
Pour cela, il publie les grands classiques ainsi que les auteurs contemporains de qualité comme Balzac, Goethe, Nodier, Sand, Vigny … Il propose une bibliothèque universelle pour tous. Il mise d’abord sur des titres connus du public avec la Physiologie du goût en 1838, suivi par la Physiologie du mariage, écrits par Honoré de Balzac.
Et en homme de son temps, Gervais ne sous-estime pas la publicité et les bons slogans. Dans la presse ou à la fin de ses propres publications, on peut lire que la « Bibliothèque Charpentier »
« réunit presque tous les meilleurs ouvrages de tous les temps et de tous les pays ».
Ses arguments de vente sont :
-
prix unique de 3 francs 50 centimes le volume
-
chaque ouvrage en un seul volume
-
publié dans le format anglais (in-18, soit 11,5 x 18,3 cm)
Enfin, Gervais Charpentier n’oublie pas de donner une identité visuelle à sa collection. Le choix du format in-18 y participe. Mais c’est le jaune « serin ou beurre frais » de chacune des couvertures qui la rend unique et facilement identifiable, à tel point que ses successeurs conserveront le nom et la couleur. Ainsi 10 ans après le lancement de la « Bibliothèque Charpentier », le fonds d’éditeur libraire de Gervais Charpentier sera estimé comme étant l’un des plus importants de France.
Une succession compliquée pour un héritier de talent
Cependant ce succès fait des envieux. Et plusieurs éditeurs voient d’un très mauvais œil la publication de certains titres dans la « Collection Charpentier », quand eux essaient encore d’écouler la même œuvre à des prix beaucoup moins attractifs. Dès 1840, la concurrence s’organise et la guerre des prix fait rage ! Ainsi, Michel Levy lui opposa le volume à 1 franc et Marpon ainsi que Flammarion proposèrent aux lecteurs un volume à 60 centimes.
Bibliothèque Camille Flammarion. Physique populaire par Emile Desseaux. Nombreuses illustrations.
C. Marpon & E. Flammarion éditeurs, Paris-26 rue Racine. En vente chez tous les libraires. 10c. la livraison, 50c. la série
David Copperfield... par Charles Dickens, 10 c. la livraison, Hachette & Cie
Les années 1850-1855 voient l’affaiblissement de l’entreprise. La concurrence s’intensifie et Gervais ne souhaite pas suivre la descente vertigineuse des prix du livre. Hachette, avec sa « Bibliothèque des chemins de fer », porte un coup sérieux avec des points de ventes stratégiques et un catalogue de titres attractifs et bon marché. Et la guerre de Crimée (1854-1855) met un frein aux succès en bloquant les exportations vers la Russie, part importante du chiffre d’affaires, où la langue française était encore très pratiquée par les élites.
La situation personnelle de Gervais Charpentier vient également l’affaiblir économiquement, puisqu’il demande la séparation entre époux et le partage des biens de la communauté. Son talent d’homme d’affaire sera encore présent, car il réinvestit astucieusement les liquidités qui ont été débloquées. Et il retrouve une prospérité financière. Pourtant les désaccords persistent à tel point qu’il se refuse à faire de son fils Georges Charpentier le successeur de son affaire. Ce dernier ne reprendra la « maison de librairie » qu’en rachetant les parts à de multiples légataires après la mort de son père en juillet 1871. Le succès fut cependant au rendez-vous, puisque Zola choisira Charpentier pour éditer ses œuvres. Il sera suivi par toute l’école naturaliste car Georges Charpentier fréquente les nombreux salons de l’époque. Et c’est grâce à son carnet d’adresses que les grands noms de la littérature signeront chez lui. Mais la mauvaise gestion financière finira par sonner le glas de la maison Charpentier et son rachat par les éditions Fasquelle en 1896.
Malgré ces déboires, Charpentier père et fils sont incontestablement des figures importantes de l’histoire de l’édition. Gervais Charpentier est pour ainsi dire le grand-père du livre de poche que nous connaissons aujourd’hui. Il a ainsi permis d’introduire une nouvelle consommation du livre. Quant à Georges Charpentier, il a su capter les préoccupations de ses contemporains en publiant notamment les œuvres des auteurs de l’école naturaliste.
Pour aller plus loin
- Jean-Yves MOLLIER, L’argent et les lettres : Histoire du capitalisme de l’édition 1880-1920. Paris : Fayard, 1988.
- Elisabeth PARINET, Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine (XIXe-XXe siècle). Paris : Seuil, 2004.
- Sélection Éditeurs littéraires du XIXe siècle
- Billet de blog sur « Poulet-Malassis et Les Fleurs du Mal : "une affaire de dévouement absolu" »
- Billet de blog sur les bibliothèques de gare : « La librairie à l'assaut du chemin de fer ».
Ajouter un commentaire