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Des Boucicaut aux Cognacq-Jaÿ : l'histoire des fondateurs des grands magasins

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1 octobre 2024

La naissance des grands magasins au XIXe siècle résulte du succès d’entrepreneurs qui, souvent issus de milieux modestes, terminent leur vie en étant millionnaires. Découvrez le parcours de quelques fondateurs de grands magasins, des Boucicaut aux Cognacq-Jaÿ.

Catalogue du Bon Marché (1920)

Le Second Empire voit naître les grands magasins avec le Bon Marché (1852), les Grands Magasins du Louvre (1855), le Bazar de l’Hôtel de Ville (1856), le Printemps (1865) ou encore la Samaritaine (1870). Ces entreprises florissantes marquent la réussite d’entrepreneurs, sortes de self-made men à la française, qui ont laissé un héritage autant du point de vue commercial que philanthropique.

Affiche de 1930 représentant le grand magasin Au Printemps, fondé par Jules Jaluzot

Des origines et des débuts modestes

Ils s’appellent Aristide et Marguerite Boucicaut (Au Bon Marché), Alfred Chauchard et Auguste Hériot (Les Grands Magasins du Louvre), Xavier Ruel (Le Bazar de l’Hôtel de Ville), Jules Jaluzot (Au Printemps), Ernest et Marie-Louise Cognacq-Jaÿ (La Samaritaine). Plusieurs fondateurs de grands magasins sont issus de milieux provinciaux modestes et commencent leur carrière en tant que marchands ambulants ou employés du commerce.
Aristide Boucicaut, né à Bellême (Orne), fils d’un petit chapelier, débute sa carrière comme commis d’un marchand ambulant puis dans un magasin de nouveautés. À Paris, il rencontre sa future épouse, la gérante d’un bouillon, Marguerite Guérin, née à Verjux (Saône-et-Loire), fille d’une couturière à la journée, qui a passé son enfance à garder un troupeau d’oies.

Portraits d’Aristide et Marguerite Boucicaut, fondateurs du Bon Marché, par William Bouguereau, peintre académique du XIXe siècle

Ernest Cognacq, né à Saint-Martin-de-Ré, fils d’un courtier maritime, devient orphelin à 13 ans lorsque son père, ruiné par un associé, se suicide. Il connaît la misère et devient marchand ambulant à la Rochelle, Bordeaux puis Paris, où son talent lui vaut le surnom de « Napoléon du déballage ». Il y rencontre Marie-Louise Jaÿ, née à Samoëns (Haute-Savoie), fille de maçon, montée à Paris à 15 ans pour devenir vendeuse.
Xavier Ruel, né à Annonay (Ardèche), fils de tanneur, orphelin placé chez un tisserand, devient à 11 ans marchand ambulant à Lyon puis Paris.
Bien qu’Auguste Hériot et Jules Jaluzot ne viennent pas de milieux modestes – l’un est fils de marchand de vin, le second est fils de notaire –, ils commencent leur carrière dans les magasins de nouveautés, de même qu’Alfred Chauchard, commis au Pauvre Diable.

Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ, fondateurs de la Samaritaine, dans France-Illustration, 24 mai 1952

Les futurs entrepreneurs acquièrent des compétences dans la vente et gravissent les échelons. Certains travaillent au sein du Bon Marché avant de devenir les concurrents des Boucicaut, tels Marie-Louise Jaÿ, première au rayon des robes, ou Jules Jaluzot, commis puis chef du rayon des soies.

Le goût d’entreprendre

Leurs débuts dans le commerce permettent aux fondateurs des grands magasins de faire des économies qu’ils utiliseront pour se mettre à leur compte. Leur épargne n’étant pas toujours suffisante, ils font appel à d’autres ressources pour réaliser leur ambition. Ainsi, Boucicaut s’associe à Paul Videau, propriétaire initial du Bon Marché, avec ses économies de 5 000 francs, puis, afin de racheter les parts de Videau, se fait prêter de l’argent par son ami Maillard, restaurateur-pâtissier qui a fait fortune aux États-Unis. Le capital initial de la Samaritaine est constitué de 5 000 francs d’économies d’Ernest, de la dot de 20 000 francs de Marie-Louise et de l’emprunt de 10 000 francs à une sœur d’Ernest. Jaluzot ouvre le Printemps grâce à la dot de 300 000 francs de son épouse.

Jules Jaluzot, fondateur du Printemps, dans Le Crapouillot : gazette poilue, 1er janvier 1952

Quant aux Grands Magasins du Louvre, ils sont fondés avec un capital de 140 000 francs grâce à l’apport d’un commanditaire, mais Chauchard et Hériot bénéficient surtout de l’aide des frères Pereire, hommes d’affaires célèbres qui leur accordent la location du rez-de-chaussée d’un de leurs immeubles et investissent bientôt dans l’entreprise à hauteur d’un million de francs.

Les entrepreneurs ont le sens des affaires, mais aussi le goût du risque et une dose d’audace. Par exemple, l’échec de son premier magasin Au Petit Bénéfice ne rebute pas Ernest Cognacq qui réitère l’expérience en ouvrant la Samaritaine. Les fondateurs des grands magasins ne sont pas non plus effrayés par la lenteur de l’essor de leurs affaires. Ainsi, les Boucicaut se retrouvent seuls aux commandes du Bon Marché lorsque Videau retire ses capitaux en 1863, échaudé par plusieurs années difficiles et par les innovations commerciales. De même, les Grands Magasins du Louvre ont des débuts difficiles – seulement 1 500 francs de bénéfices la première année – qui entraînent le retrait de Faret, le premier commanditaire qui avait apporté l’essentiel des fonds, à moins que, selon d’autres sources, Faret ait été poussé vers la sortie en raison de sa vision rétrograde du commerce.

Auguste Hériot et Alfred Chauchard, fondateurs des Grands Magasins du Louvre, respectivement représentés par un dessin dans Le Monde illustré, 5 avril 1879, et par un portrait de Benjamin-Constant, peintre du XIXe siècle

Une vision moderne et innovante du commerce

Les fondateurs des grands magasins développent des innovations commerciales qui font le succès de leur entreprise.
Bien que les magasins de nouveautés avaient déjà ouvert la voie, Aristide Boucicaut est considéré comme l’inventeur de plusieurs innovations, reprises par ses concurrents : le prix fixe et marqué sur chaque article – par opposition à la vente à la surbine (c’est-à-dire, à la tête du client) et au marchandage, l’entrée libre sans obligation d’achat, la livraison à domicile, la vente par correspondance via l’envoi de catalogues et d’échantillons, la garantie et le rendu (notre « satisfait ou remboursé » actuel), etc. Alors que le commerce consistait autrefois à vendre peu mais cher, les grands magasins vendent en masse à marge réduite.

Page d’un catalogue du Bon Marché de 1921

Xavier Ruel fait quant à lui figure de précurseur de l’étude de marché : grossiste, il fournit la marchandise à des camelots auxquels il assigne un emplacement dans différents quartiers. S’apercevant que la marchandise s’écoule mieux à l’angle de la rue des Archives et de la rue de Rivoli, quel que soit le camelot qui y est assigné, il décide d’y implanter son magasin, le Bazar Napoléon qui deviendra le Bazar de l’Hôtel de Ville, dans lequel il innovera également en ouvrant des activités annexes (par exemple, un restaurant).

Xavier Ruel, fondateur du Bazar de l’Hôtel de Ville, dans L’Instantané, supplément de La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages, 17 février 1900

Le succès et la fortune des fondateurs des grands magasins

Le succès des Boucicaut et de leurs concurrents est marqué par l’augmentation de leur chiffre d’affaires et les agrandissements successifs de leurs magasins, qui sont relatés dans la presse notamment pour le Bon Marché, le Bazar de l’Hôtel de Ville, le Printemps et les Grands Magasins du Louvre.
Le chiffre d’affaires du Bon Marché passe de 450 000 francs en 1852 à 7 millions en 1863. En 1877, à la mort d’Aristide Boucicaut, le magasin fait 40 000 mètres carré, emploie 3 500 personnes (chefs de rayon, vendeurs, livreurs, inspecteurs, ouvriers) et a un chiffre d’affaires de 67 millions de francs.

 

Au Bon Marché : avant et après les travaux d’agrandissements

En 1871, la Samaritaine occupe un local de 48 mètres carré et génère un chiffre d’affaires de 300 000 francs. À la mort d’Ernest Cognacq, en 1928, les différents bâtiments – dont une succursale de luxe créée en 1917 – atteignent 233 000 mètres carré et plus d’1,3 milliard de chiffre d’affaires et emploient plusieurs milliers d'employés.

La Samaritaine à ses débuts et après agrandissements (photographie de 1935)

Le bénéfice net des Grands Magasins du Louvre et du Bon Marché est de 5 à 7%, moindre que les magasins d’autrefois, et les grands magasins, bien que se spécialisant sur des segments de clientèle, se livrent une concurrence acharnée. Cela n’empêche pas leurs fondateurs de faire fortune : le revenu annuel de Chauchard et Hériot est de plus 3 millions de francs chacun en 1895.

 Image du grand hall et du rayon des soieries des Grands Magasins du Louvre dans Le Monde illustré, 3 mars 1888 

Devenus millionnaires, appartenant désormais à la haute bourgeoisie d’affaires, certains se lancent en politique – Ruel comme conseiller municipal, Jaluzot comme député – ou deviennent collectionneurs d’art – les Cognacq-Jaÿ dont les collections formeront des musées d’art à leur nom à Paris et Saint-Martin-de-Ré, Chauchard qui lèguera ses collections au Louvre, à la condition que son buste et son portrait y soient exposés.

Affiche de 1892 représentant le Bazar de l’Hôtel de Ville

Des philanthropes

En 1869, Aristide Boucicaut signe cette déclaration, enfermée dans une boîte de plomb scellée dans la première pierre des bâtiments actuels du Bon Marché :

"Je désire donner à cette construction toute spéciale une organisation philanthropique qui me permettra, en me rendant utile à mes semblables, de témoigner à la Providence toute ma reconnaissance pour le succès dont elle n'a cessé de couronner mes efforts."

Les Boucicaut font des dons aux pauvres et prennent des mesures en faveur de leurs employés (caisses de prévoyance, de retraite…). La générosité de Marguerite Boucicaut est particulièrement célèbre, que ce soit le million de francs qu’elle donne pour la création de l’Institut Pasteur ou sa fortune léguée par testament à ses employés et diverses œuvres de charité. Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ créent la Fondation Cognacq-Jaÿ qui existe encore aujourd’hui.

Affiche détaillant les œuvres philanthropiques des Cognacq-Jaÿ, reproduite dans Les magasins de nouveautés : histoire rétrospective et anecdotique de Paul Jarry, 1948

Xavier Ruel distribue du pain aux pauvres lors du siège de Paris en 1870 et crée un dispensaire pour les enfants malades à Paris et une maison de convalescence pour jeunes filles à Cannes.

Plusieurs fondateurs de grands magasins meurent sans postérité. Les Cognacq-Jaÿ symbolisent particulièrement une vie dédiée au travail et au commerce – selon la légende, n’hésitant pas à vendre leur propre parapluie si une cliente en souhaitait un et qu’ils n’en avaient plus en stock. La devise qu’ils inscrivent sur la devanture de la Samaritaine est « Per Laborem » (« Par le travail », en latin), d’où est tiré le surnom « Père Laborem » attribué à Ernest par ses employés. À la mort de Marie-Louise Jaÿ, la Samaritaine reste ouverte lors de ses obsèques conformément à sa volonté. Dans sa nécrologie d’Ernest Cognacq, le journaliste Georges Montorgueil écrit :

« (…) les premiers arrivés au magasin chaque matin, les derniers partis, et les dimanches et les fêtes comme les jours ouvrables. Ils ne connaissaient et connaîtraient jamais ni les sorties, ni les voyages, ni les vacances. »

Photographie du convoi mortuaire lors des obsèques d’Alfred Chauchard le 10 juin 1909

Contre-modèle des Cognacq-Jaÿ, Alfred Chauchard organise son propre enterrement, un événement fastueux dont témoignent plusieurs photographies. Ses généreux legs à ses amis hauts placés (dont le ministre qui lui avait permis d’obtenir la Légion d’honneur) et ses legs jugés chiches pour les pauvres et employés des Magasins du Louvre lui valent d’être l’objet de chansons populaires et de critiques.

Suivant des trajectoires individuelles similaires marquées par une ascension sociale importante et rapide, les fondateurs des grands magasins ont transformé le commerce en créant de nouvelles pratiques et en reprenant et systématisant d’autres déjà en germe dans les magasins de nouveautés. Leur succès doit à leur talent entrepreneurial, mais également au contexte de l’époque. Ils ont su tirer parti des grands travaux qui ont transformé la capitale, mais aussi d’une conjoncture économique et fiscale favorable.

Pour aller plus loin

La naissance des grands magasins. Mode, design, jouets, publicité, 1852-1925, Exposition, Musée des arts décoratifs, 10 avril-13 octobre 2024
ANDIA Béatrice (de) [dir.], Les cathédrales du commerce parisien. Grands magasins et enseignes, Paris : Action artistique de la ville de Paris, 2006 
DAUMAS, Jean-Claude, « Les grands magasins et la modernisation du commerce de détail au xixe siècle », In Les révolutions du commerce. France, XVIIIe-XXIe siècle, Besançon: Presses universitaires de Franche-Comté, 2020
VERHEYDE Philippe, Les grands magasins parisiens, Paris : Balland, 2012
PARENT-LARDEUR Françoise, Les demoiselles de magasin, Paris : les Éditions ouvrières, 1969 (consultable sur Gallica intra muros)
LAMBERT-DANSETTE Jean, Histoire de l'entreprise et des chefs d'entreprise en France : Genèse du patronat : 1780-1880, Paris : Hachette, 1991 (consultable sur Gallica intra muros)

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