À la recherche de la “perle noire” du Périgord
Quand il s’agit d’évoquer la gastronomie du Périgord, un produit légendaire vient rapidement en tête : la truffe. Pour la qualifier, les écrivains, les poètes, les critiques gastronomiques ont redoublé d’imagination : “racine d’orrible vision” ou “diamant de la cuisine”, la tuber melanosporum acquiert progressivement dans le temps une glorieuse renommée.
La truffe part avec de nombreux désavantages : poussant sous terre, de forme étrange, attirant les mouches, ayant un parfum sulfureux et parfois même une odeur de gaz, et surtout de couleur noire ; sa nature biologique, longtemps restée inconnue, nous rend méfiants.
Pierandrea Mattioli, médecin et biologiste italien du XVIe siècle, évoque le mystère de ses origines, voire le miracle de son apparition sous terre, dans son magnifique livre de botanique, Commentarii in libros sex Pedacii Dioscoridis, en 1572. En cela, Pierandrea Mattioli ne fait que reprendre les textes antiques, que nous pouvons découvrir dans les commentaires de l’historien Bertrand Guégan accompagnant l’ouvrage de cuisine romaine antique d’Apicius :
Les plus estimées étaient les truffes d'Afrique. Pline, qui les appelait une "maladive production de la terre", pensait que "les tonnerres surtout contribuent à leur naissance".
Pierandrea Mattioli ajoute : "elles engendrent humeurs mélancoliques…elles font tomber en apoplexie et paralysent ceux qui en mangent trop souvent…elles sont de difficiles digestions et chargent l’estomac", alors même qu’il dit lui-même que les "seigneurs et gentilshommes…en sont friands".
Là encore, l’ambivalence de la truffe (poison ou gourmandise ?) nous vient de l’Antiquité :
Diphile nous dit que les truffes sont d'une digestion difficile, quoiqu'elles fournissent un assez bon suc et qu'elles lubréfient l'intérieur ; il les croit laxatives, mais il y en a selon lui, qui "étranglent comme les champignons" [...] mais le gourmand Philoxène de Leucade conseillait de les manger cuites sous la cendre et bien imprégnées de sauce [...]."
Comment combattre alors cette mauvaise réputation surtout quand un grand poète du XIVème siècle, Eustache Deschamps, l’encourage de ses vers ?
Pointe, cependant, depuis l’Antiquité déjà, une nouvelle idée, qui, peut-être, sauva la truffe : elle serait aphrodisiaque.
Et rien de tel que l’Encyclopédie pour faire le point sur le renom de la truffe à la fin du XVIIIe siècle :
La consistence naturelle de la truffe qui est d'un tissu dur et ferré, n'empêche point qu'elle ne soit de facile digestion."
La truffe trouve enfin ses vertus, même si elle ne doit pas être mise dans toutes les mains… En tout cas, la truffe connaît alors un nouveau destin, plus prestigieux, et obtient ses lettres de noblesse, en commençant par celles du plus célèbre des gastronomes, Brillat-Savarin, dans son ouvrage Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante... en 1825 :
On peut dire qu'au moment où j'écris (1825), la gloire de la truffe est à son apogée. On n'ose pas dire qu'on s'est trouvé à un repas où il n'y aurait pas eu une pièce truffée. [...] Un sauté de truffes est un plat dont la maitresse de la maison se réserve de faire les honneurs ; bref, la truffe est le diamant de la cuisine."
La truffe commence à parer sa couronne de pierres précieuses. Pourtant, Brillat-Savarin est le premier à remettre timidement en cause la réputation sulfureuse de la truffe :
Qui dit truffe prononce un grand mot, qui réveille des souvenirs érotiques et gourmants chez le sexe portant jupes, et des souvenirs gourmands et érotiques chez le sexe portant barbe."
La truffe n'est point un aphrodisiaque positif ; mais elle peut, en certaines occasions, rendre les femmes plus tendres et les hommes plus aimables."
Comme Brillat-Savarin nous le conseille un peu plus loin, "continuons d’y croire et surtout d’en manger".
Tous les gastronomes du XIXe siècle nous y encouragent, comme Alexandre Dumas (père) dans son Grand dictionnaire de la cuisine en 1873 qui lui donne même un caractère sacré ou divin :
Vous avez interrogé la truffe elle-même, et la truffe vous a répondu : Mangez-moi et adorez Dieu."
Alexandre Dumas est aussi l’un des premiers à louer le "diamant" du Périgord :
Voyez-vous ce magistrat gourmand, savourant avec délices les molécules parfumées des truffes de Sarlat ? On dirait qu'il est assis à la table des dieux."
Mais qui a complété la couronne de la truffe en y ajoutant la perle ? Ce n’est pas l’écrivain et chroniqueur, Raoul Ponchon, dans son Sonnet de la truffe :
La légende veut que ce soit le Brillat-Savarin du Périgord, Fulbert-Dumonteil. Certes, dans son ouvrage L'Art du bien manger : suivi de l'art de choisir les vins et de les servir à table, et d'un chapitre spécial, orné de figures explicatives, sur le découpage, de 1904, on trouve des truffes dans de très nombreuses recettes, et en grande quantité, nous faisant presque oublier son prix, comme par exemple ici :
Ou dans sa recette de la fameuse sauce Périgueux :
Force est de constater que Fulbert-Dumonteil n’a jamais oublié son terroir du Périgord et en est un promoteur efficace, voire même un précurseur des AOP ou IGP. Dans l’Art culinaire du 30 novembre 1890, une autre appellation apparait dans un article de Fulbert-Dumonteil :
Tu découvriras la truffe et cette découverte sera le plus beau fleuron de ta couronne, mon cher petit cochon !"
Et dans cet autre numéro du 1er janvier 1903, encore une autre :
[...]c'est la Truffe reine des festins, sourire embaumé de ta Table, fleur éternelle de la Gastronomie qui remplit le monde de ses divines senteurs ; [...]"
Mais dans quel texte évoque-t-il la "perle noire" du Périgord ? Malheureusement, il semble d’après ce numéro de l‘Art culinaire du 1er septembre 1903 qu’il n’en soit pas l’auteur ; ce serait plutôt le cuisinier "poète", Auguste Escoffier :
Autre légende difficile à confirmer : celle de la "pomme féérique" de George Sand. On retrouve partout cette référence dans la presse (et aujourd’hui sur internet). Mais dans quel texte George Sand a-t-elle fait l’éloge de la truffe ? On trouve l’expression partout mais elle n’est référencée nulle part…encore une part de légende supplémentaire pour notre "perle"… Qu’en est-il alors de la "gemme des Terres pauvres" de Colette, sauf à penser que chacun cherche à ajouter des qualificatifs très précieux à la truffe ? Colette a bien décrit, dans Prisons et paradis : le feu sous la cendre, en 1932, la truffe du Périgord comme étant "la plus capricieuse, la plus révérée des princesses noires" et de "noire Amphitrite".
On quitte le registre des joyaux pour donner au tuber melanosporum un statut royal…que l’on retrouve aussi chez Émile Goudeau, journaliste, romancier et poète originaire de Périgueux dans ses Chansons de Paris et d’ailleurs, de 1891. Ce poète semble si malheureux d’être loin de sa patrie qu’il rêve de voir la gastronomie périgourdine pousser comme les truffes :
Certains périgourdins portent un regard un peu plus critique sur leur truffe, comme le journaliste et écrivain Alfred de Tarde dans L'Esprit périgourdin et Eugène Le Roy, en 1923 :
([...] la truffe, c'est une enfant du Périgord qui a mal tourné : elle s'est fait aimer par tout le monde)."
Fulbert-Dumonteil nous a tout même prévenus dans sa France gourmande que, pour les paysans du Périgord, les truffes sont "negros coumo l’âmo d’un danna" [noires comme l’âme des damnés].
Pourtant, comme indiqué dans ce menu de la Félibrée du 17 juillet 1927, les Périgourdins ne pourront jamais oublier qu’ils sont "moitié-chien, moitié-cochon" et qu’ils ne sont donc pas des "truffes" quand il s’agit d’en chercher :
Aujourd’hui, ce produit de luxe est toujours qualifié de l’ensemble de ces précieux, royaux ou divins surnoms. Mais, n’oublions pas, que, souvent, la truffe est présente dans nos plats comme arôme de synthèse faisant des consommateurs les dindons de la farce (à la truffe) !