Lusignan apprend que Zaïre est sa fille et musulmane
Acte II, Scène 3
ZAÏRE, LUSIGNAN, CHATILLON,
NÉRESTAN, PLUSIEURS ESCLAVES CHRÉTIENS.
LUSIGNAN
Du séjour du trépas quelle voix me rappelle ?
Suis-je avec des chrétiens ?.. Guidez mes pas tremblants,
Mes maux m'ont affaibli plus encor que mes ans.
En s’asseyant.
Suis-je libre en effet ?
ZAÏRE
Oui, seigneur, oui, vous l'êtes.
CHATILLON
Vous vivez, vous calmez nos douleurs inquiètes.
Tous nos tristes chrétiens...
LUSIGNAN
Ô jour ! ô douce voix !
Châtillon, c'est donc vous ? c'est vous que je revois !
Martyr, ainsi que moi, de la foi de nos pères,
Le Dieu que nous servons finit-il nos misères ?
En quels lieux sommes-nous ? Aidez mes faibles yeux.
CHATILLON
C'est ici le palais qu'ont bâti vos aïeux ;
Du fils de Noradin c'est le séjour profane.
ZAÏRE
Le maître de ces lieux, le puissant Orosmane,
Sait connaître seigneur, et chérir la vertu.
En montrant Nérestan.
Ce généreux Français, qui vous est inconnu,
Par la gloire amené des rives de la France,
Venait de dix chrétiens payer la délivrance :
Le soudan, comme lui gouverné par l'honneur,
Croit, en vous délivrant, égaler son grand cœur.
LUSIGNAN
Des chevaliers français tel est le caractère ;
Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère.
Trop digne chevalier, quoi ! vous passez les mers
Pour soulager nos maux et pour briser nos fers ?
Ah ! parlez, à qui dois-je un service si rare ?
NÉRESTAN
Mon nom est Nérestan ; le sort longtemps barbare,
Qui dans les fers ici me mis presque en naissant,
Me fit quitter bientôt l'empire du Croissant.
A la cour de Louis, guidé par mon courage,
De la guerre sous lui j'ai fait l'apprentissage ;
Ma fortune et mon rang sont un don de ce roi,
Si grand par sa valeur, et plus grand par sa foi.
Je le suivis, seigneur, aux bords de la Charente,
Lorsque du fier Anglais la valeur menaçante,
Cédant à nos efforts trop longtemps captivés,
Satisfait en tombant aux lis qu'ils ont bravés.
Venez, prince, et montrez au plus grand des monarques,
De vos fers glorieux les vénérables marques :
Paris va révérer le martyr de la croix,
Et la cour de Louis est l'asile des rois.
LUSIGNAN
Hélas ! de cette cour j'ai vu jadis la gloire.
Quand Philippe à Bovine enchaînait la victoire,
Je combattais, seigneur, avec Montmorency,
Melun, d'Estaing, de Nesle, et ce fameux Couei.
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :
Vous voyez qu'au tombeau je suis prêt à descendre :
Je vais au roi des rois demander aujourd'hui
Le prix de tous les maux que j'ai soufferts pour lui.
Vous, généreux témoins de mon heure dernière,
Tandis qu'il en est temps, écoutez ma prière :
Nérestan, Châtillon, et vous... de qui les pleurs
Dans ces moments si chers honorent mes malheurs,
Madame, ayez pitié du plus malheureux père
Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère,
Qui répand devant vous des larmes que le temps
Ne peut encor tarir dans mes yeux expirants.
Une fille, trois fils, ma superbe espérance,
Me furent arrachés dès leur plus tendre enfance :
O mon cher Châtillon, tu dois t'en souvenir !
CHATILLON
De vos malheurs encore vous me voyez frémir,
LUSIGNAN
Prisonnier avec moi dans Césarée en flamme,
Tes yeux virent périr mes deux fils et ma femme.
CHATILLON
Mon bras, chargé de fers, ne les put secourir.
LUSIGNAN
Hélas ! et j'étais père, et je ne pus mourir !
Veillez du haut des cieux, chers enfants que j'implore.
Sur mes autres enfants, s'ils sont vivants encore !
Mon dernier fils, ma fille, aux chaînes réservés,
Par de barbares mains pour servir conservés,
Loin d'un père accablé, furent portés ensemble
Dans ce même sérail où le ciel nous rassemble.
CHATILLON
Il est vrai, dans l'horreur de ce péril nouveau,
Je tenais votre fille à peine en son berceau :
Ne pouvant la sauver, seigneur, j'allais moi-même
Répandre sur son front l'eau sainte du baptême,
Lorsque les Sarrasins, de carnage fumants,
Revinrent l'arracher à mes bras tout sanglants.
Votre plus jeune fils, à qui les destinées,
Avaient à peine encore accordé quatre années,
Trop capable déjà de sentir son malheur,
Fut dans Jésusalem conduit avec sa sœur.
NÉRESTAN
De quel ressouvenir mon âme est déchirée !
A cet âge fatal j'étais dans Césarée
Et, tout couvert de sang et chargé de liens,
Je suivis en ces lieux la foule des chrétiens.
LUSIGNAN
Vous, seigneur !... Ce sérail éleva votre enfance ?...
En les regardant.
Hélas ! de mes enfants auriez-vous connaissance ?
Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux...
Quel ornement, madame, étranger en ces lieux !
Depuis quand l'avez-vous ?
ZAÏRE
Depuis que je respire,
Seigneur.... Eh quoi ! d'où vient que votre âme soupire ?
Elle lui donne la croix.
LUSIGNAN
Ah ! daignez confier à mes tremblantes mains...
ZAÏRE
De quel trouble nouveau tous mes sens sont atteints !
Il l'approche de sa bouche en pleurant.
Seigneur, que faites-vous ?
LUSIGNAN
Ô ciel ! Ô Providence !
Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance !
Serait-il bien possible ? Oui, c'est elle !... je vois
Ce présent qu'une épouse avait reçu de moi,
Et qui de mes enfants ornait toujours la tête,
Lorsque de leur naissance on célébrait la fête.
Je revois... je succombe à mon saisissement.
ZAÏRE
Qu'entends-je ? et quel soupçon m'agite en ce moment ?
Ah ! seigneur...
LUSIGNAN
Dans l'espoir dont j'entrevois les charmes,
Ne m'abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes !
Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous,
Parle, achève, ô mon Dieu! ce sont là de tes coups.
Quoi! madame, en vos mains elle était demeurée ?
Quoi ! tous les deux captifs, et pris dans Césarée ?
ZAÏRE
Oui, seigneur.
NÉRESTAN
Se peut-il ?
LUSIGNAN
Leur parole, leurs traits,
De leur mère en effet sont les vivants portraits.
Oui, grand Dieu ! tu le veux, tu permets que je voie…
Dieu, ranime mes sens trop faibles pour ma joie !
Madame... Nérestan... soutiens-moi, Châtillon...
Nérestan, si je dois vous nommer de ce nom,
Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse
Du fer dont à mes yeux une main furieuse...
NÉRESTAN
Oui, seigneur, il est vrai.
LUSIGNAN
Dieu juste ! heureux moments!
NÉRESTAN, se jetant à genoux.
Ah ! seigneu r! ah ! Zaïre !
LUSIGNAN
Approchez, mes enfants.
NÉRESTAN
Moi, votre fils !
ZAÏRE
Seigneur !
LUSIGNAN
Heureux jour qui m'éclaire !
Ma fille, mon cher fils, embrassez votre père.
CHATILLON
Que d'un bonheur si grand mon cœur se sent toucher !
LUSIGNAN
De vos bras, mes enfants, je ne puis m’arracher.
Je vous revois enfin, chère et triste famille,
Mon fils, digne héritier... vous... hélas ! vous, ma fille
Dissipez mes soupçons, ôtez-moi cette horreur,
Ce trouble qui m'accable au comble du bonheur.
Toi qui seul as conduit sa fortune et la mienne,
Mon Dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne ?
Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux !
Tu te tais ! Je t'entends ! Ô crime ! ô juste cieux !
ZAÏRE
Je ne puis vous tromper : sous les lois d'Orosmane...
Punissez votre fille... elle était musulmane.
LUSIGNAN
Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi !
Ah ! mon fils, à ces mots j'eusse expiré sans toi.
Mon Dieu ! j'ai combattu soixante ans pour ta gloire ;
J'ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire ;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants :
Et, lorsque ma famille est par toi réunie,
Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !
Je suis bien malheureux... C'est ton père, c'est moi,
C'est ma seule prison qui t'a ravi ta foi.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines !
C'est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi;
C'est le sang des héros, défenseurs de ma loi;
C'est le sang des martyrs... O fille encor trop chère,
Connais-tu ton destin ? Sais-tu qu'elle est ta mère ?
Sais-tu bien qu'à l'instant que son flanc mit au jour
Ce triste et dernier fruit d'un malheureux amour,
Je la vis massacrer par la main forcenée,
Par la main des brigands à qui tu t'es donnée !
Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,
T'ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux
Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,
Pour toi, pour l'univers, est mort en ces lieux mêmes,
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres :
Tout annonce le Dieu qu'ont vengé tes ancêtres.
Tourne les yeux, sa tombe est près de ce palais :
C'est ici la montagne où, lavant nos forfaits,
Il voulut expirer sous les coups de l'impie ;
C'est là que de sa tombe il rappela sa vie.
ne saurais marcher dans cet auguste lieu,
Tu n'y peux faire un. pas, sans y trouver ton Dieu ;
Et tu n'y peux rester sans renier ton père,
Ton honneur qui te parle, et ton Dieu qui t'éclaire ;
Je te vois dans mes bras et pleurer et frémir;
Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir :
Je vois la vérité dans ton cœur descendue ;
Je retrouve ma fille après l'avoir perdue ;
Et je reprends ma gloire et ma félicité
En dérobant mon sang à l'infidélité.
NÉRESTAN
Je revois donc ma sœur !... et son âme...
ZAÏRE
Ah ! mon père.
Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?
LUSIGNAN
M'ôter par un seul mot, ma honte et mes ennuis ;
Dire : « Je suis chrétienne. »
ZAÏRE
Oui... seigneur... je le suis.
LUSIGNAN
Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire !
Voltaire, Zaïre, 1732.
> Texte intégral : Paris, Michel Lévy frères, 1875