Le temple
Série IV, chapitre XI
C’est le Temple.
Borné à gauche par la rue du Petit-Thouars, à droite par la rue Percée, il aboutit à un vaste bâtiment circulaire, colossale rotonde entourée d’une galerie à arcades.
Une longue voie, coupant le parallélogramme dans son milieu et dans sa longueur, le partage en deux parties égale ; celles-ci sont à leur tour divisées, subdivisées à l’infini par une multitude de petites ruelles latérales et transversales qui se croisent en tous sens et sont abritées de la pluie par le toit de l’édifice.
Dans ce bazar, toute marchandise neuve est généralement prohibée ; mais la plus infime rognure d’étoffe quelconque, mais le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte ou d’acier y trouve son vendeur et son acheteur.
Il y a là des négociants en bribes de drap de toutes couleurs, de toutes nuances, de toutes qualités, de tout âge, destinées à assortir les pièces que l’on met aux habits troués ou déchirés.
Il est des magasins où l’on découvre des montagnes de savates éculées, percées, tordues, fendues, choses sans nom, sans forme, sans couleur, parmi lesquelles apparaissent çà et là quelques semelles fossiles, épaisses d’un pouce, constellées de clous comme des portes de prison, dures comme le sabot d’un cheval ; véritables squelettes de chaussures, dont toutes les adhérences ont été dévorées par le temps ; tout cela est moisi, racorni, troué, corrodé, et tout cela s’achète : il y a des négociants qui vivent de ce commerce.
Il existe des détaillants de ganses, franges, crêtes, cordons, effilés de soie, de coton ou de fil, provenant de la démolition de rideaux complètement hors de service.
D’autres industriels s’adonnent au commerce des chapeaux de femme : ces chapeaux n’arrivent jamais à leur boutique que dans les sacs des revendeuses, après les pérégrinations les plus étranges, les transformations les plus violentes, les décolorations les plus incroyables. Afin que les marchandises ne tiennent pas trop de place dans un magasin ordinairement grand comme une énorme boîte, on plie bien proprement ces chapeaux en deux, après quoi on les aplatit et on les empile excessivement serrés ; sauf la saumure, c’est absolument le même procédé que pour la conservation des harengs ; aussi ne peut-on se figurer combien, grâce à ce mode d’arrimage, il tient de ces choses dans un espace de quatre pieds carrés.
L’acheteur se présente-t-il, on soustrait ces chiffons à la haute pression qu’ils subissent, la marchande donne, d’un air dégagé, un petit coup de poing dans le fond de la forme pour la relever, défripe la passe sur son genou, et vous avez sous les yeux un objet bizarre, fantastique, qui rappelle confusément à votre souvenir ces coiffures fabuleuses, particulièrement dévolues aux ouvreuses de loges, aux tantes de figurantes ou aux duègnes des théâtres de province. […]
Ces exhibitions de vieilles chaussures, de vieux chapeaux et de vieux habits ridicules sont le côté grotesque de ce bazar ; c’est le quartier des guenilles prétentieusement parées et déguisées ; mais on doit avouer, ou plutôt on doit proclamer que ce vaste établissement est d’une haute utilité pour les classes pauvres ou peu aisées. Là elles achètent, à un rabais excessif, d’excellentes choses presque neuves, dont la dépréciation est pour ainsi dire imaginaire.
Un des côtés du Temple, destiné aux objets de couchage, était rempli de monceaux de couvertures, de draps, de matelas, d’oreillers. Plus loin, c’étaient des tapis, des rideaux, des ustensiles de ménage de toutes sortes ; ailleurs, des vêtements, des chaussures, des coiffures pour toutes les conditions, pour tous les âges. Ces objets, généralement d’une extrême propreté, n’offraient à la vue rien de répugnant.
On ne saurait croire, avant d’avoir visité ce bazar, comme il faut peu de temps et peu d’argent pour remplir une charrette de tout ce qui est nécessaire au complet établissement de deux ou trois familles qui manquent de tout.
Eugène Sue, Les Mystères de Paris, 1842-1843.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Gosselin, 1842-1843