Les femmes

Chapitre II : Morale et religion des Mégapatagons. Art et littérature.

 

— Mais est-ce que les Femmes sont communes parmi vous, sage Mégapatagon ?
— Si par ce mot, commune, vous entendez que la paternité est incertaine, et que les Femmes se livrent, d’une manière qui serait contraire à la propagation, vous avez tort : la Créature humaine, qui n’a pas des saisons de rut et de chaleur comme les Animaux, doit régler ses appétits par la raison. Mais si vous entendez que les Femmes ne sont pas exclusivement à un seul Homme pour toujours, oui, les Femmes sont communes parmi nous, et le ressort qu’elles donnent à la vertu est plus puissant et moins dangereux que toutes ces passions viles que j’ai ouï-dire par vous-mêmes et lu dans vos Livres qu’on déchaînait chez les Européens pour les porter au travail et les exciter à cultiver les arts. Tous les ans, on fait chez nous le choix des Femmes : ce qui ne signifie pas que les femmes se marient tous les ans : ce n’est que tous les deux ans parce qu’elles allaitent. On se prépare à ce choix par une abstinence entière d’un mois, qui sert tant à réparer les forces qu’à ranimer le goût des plaisirs ; outre que cette abstinence contribue à donner des Enfants vigoureux. Le jour du choix étant arrivé, tous les Hommes et toutes les Femmes, enceintes ou nourrices, d’une habitation se rangent sur deux files égales, vis-à-vis les uns des autres. Si les vis-à-vis ne se conviennent pas, on change, et l’on court ainsi d’un bout de la file à l’autre, jusqu’à ce qu’on ait trouvé ce qui convient, et que chacun se soit apparié. On célèbre ensuite une fête générale, pour laquelle on a fait des préparatifs, qui dure environ un mois, ou une lune. Il est rare que toutes les Femmes qui ont à devenir grosses ne le deviennent pas dans ce premier mois de plaisir : aussi avons-nous très peu de Femmes enceintes lors du choix, à peine s’en trouve-t-il une sur 500. Toutes sont ordinairement relevées de couches en ce temps-là. Il est permis aux Epoux de se reprendre. On admet chaque année, au bout de la file, les Garçons et les Filles qui s’unissent pour la première fois, mais ils n’ont pas la liberté du choix, comme les Gens déjà mariés ; c’est le mérite qui fait épouser la plus jolie Fille. On ne se soucie pas de consulter les inclinations, parce que ces mariages sont trop courts pour faire le malheur des Mariés. Cependant, si avant la consommation, et dans la même journée, le Jeune-homme et la Jeune-fille demandent à se désunir, on leur en accorde la liberté ; avec cette restriction qu’ils sont obligés d’attendre à l’année suivante pour se marier. Presque jamais ce divorce n’arrive parce que tous sont curieux de jouir, et que la liberté qui leur est acquise ensuite de choisir à leur goût leur paraît un dédommagement bien suffisant. L’adultère durant le mariage annuel est absolument inconnu parmi nous, et il n’y en a pas d’exemple. Nos Ancêtres avaient agité que les Femmes fussent absolument communes, et que les Enfants n’eussent d’autre Père connu que l’Etat, et de Mère que la patrie ; mais on a trouvé que le sentiment de la paternité est trop doux pour s’en priver. Au reste, la conduite des Pères envers les Enfants, et de ceux-ci envers les Pères, est à peu près la même que s’ils s’ignoraient. Tous les Enfants le sont de la Nation ; le Père et la Mère ne reçoivent que quelques tendresses particulières de plus. Les Jeunes-gens servent indistinctement tout ce qui est plus âgé qu’eux, jusqu’à cinquante ans : à cet âge on est homme, et l’on est autant servi que l’on sert. A cent ans on est réputé Vieillard : nous avons ici des Vieillards de 150 ans, encore frais et dispos, et nous en comptons actuellement trois de 200. On peut se marier à tous les âges de la vie ; comme nous avons plus de Filles que de Garçons, les Filles qui restent sont données aux Hommes dont les Femmes allaitent. Voilà pourquoi je vous ai dit que les Hommes se mariaient tous les ans, et que les Femmes ne se mariaient que de deux années l’une : cela serait impossible, sans nos Filles surnuméraires.
Toutes les Femmes non mariées, enceintes ou nourrices, vivent dans une habitation commode, séparée du reste des Citoyens, pendant tout le temps qu’elles doivent allaiter, et jusqu’au sevrage...

 

Rétif de la Bretonne, La Découverte australe par un homme volant, 1781.
> Texte intégral : 1781