La dignité de l’âge
Chapitre II : Morale et religion des Mégapatagons. Art et littérature.
— Non, dit Hermantin, mais nous comptons visiter ces Iles, pour nous instruire, et connaître tous nos Voisins. J’ai une autre question à vous faire : Ici tous sont égaux ; n’y a-t-il donc point de Magistrats ?
— Si, nos Vieillards : toutes les dignités suivent l’âge, et elles croissent jusqu’au dernier instant de la vie. Elles commencent dès qu’on est homme, mais c’est peu de chose d’abord, puisque moins un Homme est âgé, moins il a d’Inférieurs qui lui doivent de la déférence. Mais cette déférence ne peine qui que ce soit. Au contraire, nos Jeunes-gens rendent avec joie aux plus Avancés en âge les services dont ils peuvent avoir besoin, parce qu’ils sont imbus de ce principe : "On vous sert enfants, à cause de votre impuissance ; il sera glorieux de le rendre, dès que vous serez adolescents, ou bien vous cesseriez d’être les Egaux de ceux qui vous les ont rendus ; ils auraient un droit sur vous, contraire à notre sainte et précieuse égalité."
" Aussi voit-on chez nous les Enfants n’aspirer qu’à l’émancipation par des services utiles. Lorsqu’ils ont ainsi travaillé un temps égal à celui de leurs premières années de faiblesse, c’est-à-dire dix ans, on leur montre le sort des Vieillards, honorés, servis, révérés d’un chacun, comme s’étant acquittés de tous les devoirs des Citoyens, et on leur dit : "Jeunes-gens ! il faut à présent mériter d’être ainsi honorés et servis dans votre vieillesse. On vous a fait l’avance des premiers services dans votre enfance ; c’est à vous de faire dans la maturité l’avance des honneurs décernés à la Vieillesse. Car si vous en attendiez la jouissance sans les mériter, quand vous acquitteriez-vous ?" Notre Jeunesse a l’esprit juste ; elle sent fortement combien ces préceptes sont raisonnables ; et elle y conforme scrupuleusement sa conduite. De là naît l’harmonie que vous voyez régner parmi nous. Tout ce qui est jeune travaille, s’occupe, mène une vie agissante, utile, sans commandement. Il le faut ; on le fait : le repos attend au bout de la carrière. Tout est à tous : Personne ne peut rien s’approprier exclusivement, qu’en ferait-il ? Personne ne peut être oisif, inutile, loin de là, ce serait un supplice cruel de condamner un Homme à l’inutilité. D’ailleurs, si vous saviez comme ceux d’entre nous qui, dans la vigueur de l’âge, s’acquittent de gros travaux, sont considérés, caressés ! surtout comme ils sont prévenus et servis par les Femmes1. ! Car chez nous, ce sont elles qui encouragent au bien, et par l’espoir du plaisir, et par le charme de la beauté.
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Les Gens des villes ne peuvent avoir le sentiment de cette vérité, familière aux Villageois. Dans mon enfance, élevé parmi des Hommes égaux, qui tous travaillaient, j'ai éprouvé ce que dit ici le bon Mégapatagon : je n'aspirais qu'à avoir la force de travailler, parce que le travail est honorable : parce qu'on choye, on caresse ceux qui s'acquittent des plus rudes travaux. Les jeunes-filles surtout leur font accueil... Il ne faut pas aller au pôle-austral chercher cette vérité, elle est en France.
Rétif de la Bretonne, La Découverte australe par un homme volant, 1781.
> Texte intégral : 1781