Le voyage en OrientSarga Moussa

Constantinople, vue des jardins d'un harem

Les voyages en Orient remontent aux premiers siècles de l’ère chrétienne, avec les pèlerinages en Terre sainte fortement ritualisés, accomplis la Bible à la main, sur les traces du Christ.  Mais dès la fin du Moyen Âge, Marco Polo  révèle un Orient beaucoup plus lointain, source de « merveilles » qui seront associées pour longtemps à l’Asie. Peu à peu, d’autres types de voyageurs apparaissent : diplomates, naturalistes, missionnaires, explorateurs, archéologue, artistes, orientalistes – de la Renaissance aux Lumières, les objectifs et les parcours se diversifient : Pierre Belon publie des Observations (1553) portant aussi bien sur les habitants que sur la faune et la flore de l’Orient ottoman ; le médecin François Bernier fait paraître en 1670-1671 ses Voyages dans l’Inde moghole, à la même époque où les commerçants Jean Chardin et Jean-Baptiste Tavernier, deux des sources les plus importantes des Lettres persanes de Montesquieu, se déplacent longuement en Perse et dans dans le monde ottoman ; le XVIIe siècle est aussi celui où les Jésuites font connaître en France la Chine dans leurs Lettres. Mais ce sont désormais les provinces méditerranéennes de l’empire ottoman, c’est-à-dire un Orient « proche », qui vont exercer un attrait particulier sur les voyageurs français, et plus largement européens. Ainsi les Letters (1763) de Mary Montagu, publiées juste après sa mort, procurent un regard de l’intérieur sur les harems de la haute société ottomane à Constantinople, où elle avait séjourné avec son mari diplomate, pendant les années 1717-1718 : elle en donne une vision largement idéalisée, mais qui a le mérite de contester les clichés masculins sur la polygamie musulmane et l’enfermement des Orientales ; toute une littérature viatique féminine sur l’Orient se développera, surtout à partir du XIXe siècle, pour tenter d’apporter un point de vue spécifique, en particulier sur les femmes (Suzanne Voilquin, Lucie Duff-Gordon, Amalia Edwards…), ce qui n’empêche pas certaines voyageuses de véhiculer malgré tout des clichés ethnocentriques (Ida Saint-Elme, la comtesse Hahn-Hahn, Ida Pfeiffer…).  

À la veille de la Révolution française, l’arabisant Claude Savary (Lettres sur l’Égypte, 1785-1786) et l’idéologue Volney (Voyage en Syrie et en Égypte, 1787) donnent deux images assez différentes de l’Égypte ottomane : alors que le premier voyageur a une vision rousseauiste du Delta du Nil, où les habitants pratiqueraient encore l’hospitalité des peuples antiques, le second voit dans les Turcs de purs oppresseurs de l’Égypte, auxquels il attribue la responsabilité de tous les maux, réels ou imaginaires (incurie, décadence, dépopulation…). C’est d’ailleurs, officiellement, pour libérer l’Égypte du régime turco-mamelouk que Bonaparte envahira cette province ottomane, ce dont Vivant Denon fera la chronique, à la fois par écrit et en image (Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, 1802). Cette critique du « despotisme » ottoman se retrouve dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Avec ce récit texte qui marquera des générations de voyageurs, Chateaubriand fait entrer en littérature le voyage en Orient tout en inventant un parcours circulaire autour de la Méditerranée, réactivant la tradition médiévale du pèlerinage en Palestine tout en valorisant la Grèce antique comme source de la civilisation européenne. Du reste, c’est paradoxalement dans le contexte du philhellénisme européen que se révèle la force d’attraction de l’Orient, mélange d’exotisme profond et de projections eurocentriques, qu’on retrouve à travers deux grandes œuvres poétiques, celle de Byron (Childe Harold’s Pilgrimage, 1812-1818) et celle de Hugo (Les Orientales, 1829), lesquels contribuent, avec les tableaux de peintres comme Géricault, Delacroix, Decamps et Marilhat, à faire du Proche-Orient et du Maghreb une destination rêvée des artistes et écrivains tout au long du xixe siècle. (Le West-östlicher Diwan de Goethe, publié en 1819, aura aussi une postérité considérable, mais surtout auprès d’écrivains et de voyageurs allemands.)
En France, le grand poète voyageur est Lamartine, qui se situe quant à lui par rapport à Chateaubriand, le plus souvent pour s’en démarquer, en cherchant les points communs entre les grandes religions monothéistes et en soulignant la piété du peuple turc : le titre sous lequel reste connu son récit, Voyage en Orient (1835), installe l’expression dans la langue ; le parcours du futur député, qui croit à tort à l’effondrement imminent de l’empire ottoman, réduit l’itinéraire de son prédécesseur au bassin oriental de la Méditerranée (l’Égypte en moins), tout en ajoutant une variante qui restera assez atypique au cours du xixe siècle, puisqu’il rentre par la Turquie d’Europe. Nerval, en 1843, opérera à son tour une modification géographique, son récit étant rythmé par un séjour prolongé dans trois grandes échelles du Levant (Le Caire, Beyrouth, Constantinople) : Jérusalem apparaît dans  ce contexte comme un « vide » hautement signifiant, étant donné le relativisme culturel et religieux dont témoigne ce Voyage en Orient, qui ne paraît sous forme définitive, avec des « contes » figurant dans chacune des grandes parties du récit, qu’en 1851. 

 La Terre sainte n’est pas pour autant évacuée du parcours traditionnel des voyageurs en Orient, mais elle peut désormais faire l’objet de points de vue « hétérodoxes », voire ouvertement critiques. La comtesse Valérie de Gasparin, protestante d’origine genevoise, auteure du Mariage au point de vue chrétien (1843), est très caustique à l’égard de ce qu’elle considère comme des pratiques superstitieuses chez les pèlerins de différentes confessions qui se se rendent à l’intérieur de l’église du Saint-Sépulcre (Journal d’un voyage en Orient, 1848). Avec Flaubert, qui voyage avec Du Camp entre fin 1849 et début 1851, les lieux saints constituent une étape désacralisante du voyage en Orient ; dans ses notes de voyage (qu’il refuse de publier) et dans sa correspondance (surtout adressée à sa mère et à son ami Bouilhet), il se montre à la fois bon observateur et grand jouisseur ; par ailleurs, il réfléchit déjà à sa propre esthétique et envisage, dans une lettre écrite de Damas, un Dictionnaire des idées reçues, comme s’il pressentait déjà, bien avant Edward Said (Orientalism, 1978), les lieux communs que peut générer la « récitation » orientaliste. Quant à Du Camp, dont les choix de carrière sont différents (il deviendra à la fois journaliste, écrivain, historien…), il exploite sans hésiter, dans une perspective d’écriture tournée vers la société qui doit beaucoup aux saint-simoniens, la documentation et les souvenirs qu’il rapporte d’Orient pour publier dès son retour à Paris, un roman fortement inspiré de sa propre expérience orientale (Le Livre posthume, 1853), un récit de voyage (Le Nil, 1854), enfin une nouvelle « égyptienne » (Reïs-Ibrahim, 1854), sans parler d’Égypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852), premier grand recueil de photographies orientalistes.
Après Gautier (Constantinople, 1853), qui donne l’un des panoramas les plus complets de la capitale ottomane, dont il fréquente à la fois les bazars et les cafés, Stamboul et Péra, ainsi que la rive asiatique du Bosphore et les quartiers excentrés, la tradition du voyage en Orient semble s’essoufler quelque peu, du moins chez les grands écrivains français, car, en Angleterre, de Richard Burton à T.E. Lawrence, la pérégrination orientale, en particulier au désert, reste longtemps vivace. En France, l’un des derniers grands représentants de l’orientalisme littéraire est Loti qui, d’Azyiadé (1879) à Suprêmes visions d’Orient (1921), célèbre la Turquie ottomane, à contre-courant de l’idéologie officielle de « l’homme malade » (le sultan affaibli) ; il rédige en 1895 une trilogie (Le Désert, Jérusalem, La Galilée), ultime variation du siècle sur le voyage en Orient, clin d’œil désabusé à Chateaubriand, dont l’écrivain fin-de-siècle inverse systématiquement la turcophobie obsédante et le christianisme militant pour chanter mélancoliquement ce qu’il reste d’un empire ottoman qui n’a cessé de se moderniser depuis les années 1830.
Si d’autres voyageurs, au cours du XXe siècle, seront encore attirés par l’Orient, proche ou lointain (Michaux, Butor, Bouvier…), ce rituel viatique où nombre d’écrivains auront cherché, si ce n’est une consécration littéraire, du moins une forme d’autolégitimation,  prend fin avec la Première guerre mondiale. 

 

Bibliographie critique

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