La querelle des Anciens et des Modernes
Une célèbre querelle anime la fin du XVIIe siècle : au modèle antique, défendu par les « Anciens », s’opposent des formes nouvelles pratiquées par les « Modernes ». Au XVIIIe siècle, le combat penche nettement du côté des Modernes : le Louvre plus beau que le Colisée, Pascal plus profond que Platon, Boileau supérieur à Horace… On peut voir dans cette querelle une articulation spectaculaire du siècle de Louis XIV sur celui de Louis XV et la traiter comme un “événement”, ou n’en faire qu'un épisode de l'éternelle rivalité des générations, mais ce serait en limiter l'enjeu. La rivalité entre Versailles et Paris, la cour et la ville, s’affirme. Les écrivains survivants de la période classique – Boileau, Racine, La Fontaine, Bossuet ou La Bruyère – font partie de l'establishment et sont fidèles aux doctrines officielles de l’Académie française. Si Charles Perrault, déjà âgé à la fin du XVIIe siècle, se retrouve en position de conquérant moderne, c’est aussi parce qu’il fait l’objet d’une disgrâce. À travers cette querelle des Anciens et des Modernes, il s’agit d’affirmer la supériorité expressive de la langue française sur le grec et le latin, autant que du « penser par soi-même » (sans référence nécessaire aux Anciens) en étant à l’écoute d’une époque en pleine mutation. C’est l’émergence d'une modernité culturelle, où l'idéologie des Lumières – le goût de la découverte, de l’invention et de la liberté – remplace peu à peu ceux de l'Humanisme et de la Contre-Réforme qui ont modelé le XVIIe siècle. Sur près d’un siècle, entre 1650 et 1750, plusieurs thèmes seront visités et donneront lieu à des escarmouches, à de violentes diatribes, puis à des combats d’arrière-garde. En réalité, la victoire des Modernes semble acquise dès 1715.
Un premier conflit naît autour du merveilleux chrétien : tragédies sacrées et épopées chrétiennes se multiplient et se donnent comme supérieures, parce que fondées sur la vraie foi, aux œuvres inspirées de la mythologie païenne. Corneille en ouvre la voie avec Polyeucte, dès 1641. Mais Boileau s’insurge contre ce courant dans son Art poétique, en 1674. Le deuxième point est celui de l’expression en langue française : en 1676, il est proposé de remplacer les formules latines qui ornent les monuments publics par des inscriptions en langue française. Les résistances sont nombreuses et vives. L'helléniste Charpentier tranche en faveur de l’évolution en affirmant L'Excellence de la langue française (1683). Un débat plus profond commence alors avec Charles Perrault, en 1687, par la lecture à l’Académie de son poème Le Siècle de Louis le Grand. Il y soutient en effet la thèse d'une supériorité esthétique des écrivains du temps sur les auteurs antiques, flattant le roi pour la grandeur de son époque, ainsi que le public dans son ensemble, qui voit se rapprocher de lui les critères d'un goût confisqué par les « doctes », méprisant les formes artistiques liées au plaisir : le conte, la poésie sentimentale, l'opéra, le roman. Du côté de Perrault se rangent Fontenelle (Digression sur les Anciens et les Modernes, 1687) et, dans leur grande majorité, les femmes, contre lesquelles Boileau écrit sa Satire X (1694). Un autre élément se cristallise autour de la « querelle » : la traduction d’Homère. Que le poète ait ou non existé, les traductions rivales qu'en donnent Mme Dacier (scrupuleuse, savante, ennuyeuse, en prose) et La Motte (abrégée, simplifiée, aplatie, en vers) ne sont ni l'une ni l'autre satisfaisantes. Personne ne voit comment elles pourraient servir de modèle aux poètes à venir. Et c'est la question même du modèle qui est posée. Montesquieu et Marivaux tirent la leçon de cette querelle « homérique », par la moquerie satirique – lettre CXXXVII des Lettres persanes (1721) – ou la parodie burlesque – L'Iliade travestie (1717). Fénelon tente de réconcilier les parties dans sa Lettre à l'Académie (1714), où il admire la simplicité des Anciens, la voit à l'œuvre dans l'imitation de la « belle nature », tout en ménageant les Modernes par le choix de la prose poétique. L'auteur du Télémaque (1699) célèbre aussi un amour des hommes vivants et un désir de les voir habiter un monde plus heureux et plus juste, non en souhaitant la reconstitution d’un lointain âge d'or, mais plutôt par une projection de la Cité à construire. Sur la forme, l’artifice du discours poétique donne encore lieu à polémique, mais des esprits éclairés, Fontenelle et surtout Voltaire, le défendent avec force.
Vers 1750, l’ensemble des problématiques de la querelle n’est pas encore dépassé, mais le débat a nourri l’émergence du mot et de l’idée de « littérature », avec un statut d’écrivain rendu plus digne par le lien de ses œuvres avec l’opinion publique. L’esprit de création s’est opposé à la seule autorité sur les plans religieux, politique et sociologique et a fait bouger le siècle, par les « belles lettres ». Cet affrontement a su se donner une expression « mondaine », à travers les cercles jansénistes et les salons littéraires ou philosophiques, autant de cases d’écho que Voltaire exalte dans son poème Le Mondain (1736).*
EN SAVOIR PLUS
> Voltaire, Le Mondain, Paris, 1736