Les Poètes mauditspar Capucine Echiffre
La formule poètes maudits apparaît en 1883 sous la plume de Verlaine, comme titre d’une série de brefs essais qu’il commence alors et qui seront publiés en recueil en 1888. Il donne ainsi un nom à une figure en fait traditionnelle, présente déjà chez Cyrano de Bergerac au milieu du XVIIe siècle, et surtout reprise par Vigny dans les trois récits qui composent Stello, en 1832.
La figure du poète maudit et son évolution
Durant presque tout le XIXe siècle, cette figure donne une expression littéraire au statut souvent marginal des poètes. Leur génie, qui les fait aspirer à l’ « absolu », c’est-à-dire à ce qui est détaché de tout, entraîneraient en effet chez eux une incapacité à s’adapter à la société et plus largement à la réalité. Dans la deuxième moitié du siècle, plusieurs phénomènes infléchissent le sens de la notion. Plus que jamais, la société vit à l’heure de l’industrialisation, du triomphe de l’argent et de l’idéologie positiviste et scientiste. Dans un tel contexte, le lyrisme peine à trouver une place. Vers la fin des années 1870, le désenchantement poétique trouve en outre à s’alimenter à la philosophie pessimiste de Schopenhauer, qui offre une image très sombre d’un être humain amoral, dominé par des pulsions internes. La malédiction qui pèse sur le poète réside alors non seulement dans sa singularité irréductible qui engendre une relation conflictuelle avec la société, mais aussi dans le sentiment malheureux du combat qui se joue en lui. Il vise en effet à s’élever vers l’idéal, notamment grâce à son art, mais reste soumis à la lourdeur de la matière et aux appétits du corps, indexés du côté du mal. Si l’on trouve cette vision déjà chez certains romantiques, elle se renforce après 1848 et se trouve alors exprimée de manière plus violente.
Trois incarnations du poète maudit fin-de-siècle : Verlaine, Rimbaud et Corbière
Dans les années 1860, de nombreux jeunes poètes radicalisent les audaces de Baudelaire, en particulier, en adoptant une attitude volontairement provocatrice, aussi bien dans leur vie que dans leur poésie. Le choix des sujets abordés dans leurs œuvres, le traitement du vers et le niveau de langue battent en brèche les conventions littéraires. C’est le cas en particulier de Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, et Paul Verlaine, présents dans Les Poètes maudits (Verlaine y est nommé par l’anagramme de « Pauvre Lelian »). Ils ont connu en effet la marginalité sous la forme de la misère et de la précarité, de la maladie, voire de la mort précoce (Corbière). Leur vie est ponctuée de scandales, tandis que leurs poèmes choquent le public par leurs provocations de tous ordres. Même parmi leurs pairs, Corbière et Rimbaud n’ont bénéficié que d’une reconnaissance tardive, postérieure à sa mort, pour le premier, et à sa période d’activité créatrice, pour le second. Après ses recueils de jeunesse, Verlaine de son côté est resté à l’écart des milieux littéraires pendant de nombreuses années.
Si dans Les Poètes maudits l’auteur s’intéresse davantage, de son propre aveu, à la quête d’« absolu » des poètes, d’autres textes contemporains, comme le roman À rebours, de Huysmans (1884), mettent l’accent quant à eux sur l’esprit de révolte qui anime toute une partie des écrivains dans la seconde moitié du siècle. Ce faisant, ces réflexions ouvrent la voie au mythe qu’incarnent Rimbaud, Corbière et Verlaine de manière exemplaire, et que l’on a retenu par la suite.
En savoir plus :
> Paul Verlaine, Les Poètes maudits, 1888
> Alfred de Vigny, Stello ou les diables bleus (Blue Devils), 1832
> Joris-Karl Huysmans, A rebours, 1884