Le groupe de CoppetVictoire Feuillebois
Après son exil par Napoléon, l’écrivain Germaine de Staël se réfugie dans son château suisse de Coppet : elle attire autour d’elle une constellation d’intellectuels européens parmi les plus brillants de leur génération et, ensemble, ils font de ce lieu un centre de la vie littéraire et philosophique de l’Europe durant une dizaine d’années, entre 1802 et 1812 environ. « Le groupe de Coppet » ne s’est sans doute jamais considéré comme un ensemble unifié et cohérent : c’est d’ailleurs seulement à partir de 1930 que l’on a commencé à le désigner sous ce nom. Mais cette formule met l’accent sur le caractère nouveau de leur mode de sociabilité : le groupe de Coppet s’éloigne de la pratique des salons mondains par son caractère sérieux et son ambition théorique, mais il ne revendique pas non plus une cohérence intellectuelle ou une cohésion formelle qui l’apparenteraient aux réunions d’une école littéraire ou philosophique constituée. Au contraire, les maîtres mots de la réflexion théorique du groupe sont liberté et variabilité : ses membres s’intéressent tous, dans des champs divers (littérature, philosophie, droit ou histoire), à la façon dont les positions individuelles, les opinions, les cultures changent en fonction des contextes où elles émergent.
Cette réflexion est profondément liée à la situation même de Coppet, situé à quinze kilomètres de Genève, dans le canton de Vaux : le château se trouve au carrefour des différents systèmes politiques et religieux de l’Europe de l’époque et se situe sur l’axe Nord-Sud qui sépare monde latin et monde germanique. En pratique, il permet de faire se rencontrer des intellectuels venus de toute l’Europe et appartenant à des cultures et des milieux très différents, comme August Wilhelm Schlegel, Charles Victor de Bonstetten ou Jean de Sismondi. Mais la situation particulière de Coppet oriente aussi la réflexion des membres de ce cercle : elle encourage de fait à effectuer des comparaisons entre les différents systèmes politiques ou sociaux et conduit à mettre en valeur la complexité des rapports entre les individus et les communautés humaines, le caractère contingent de ces systèmes et leur évolution différente dans l’histoire.
Cette réflexion commune informe les débats au château, mais on la retrouve aussi dans la correspondance et dans les ouvrages personnels de ceux qui fréquentent le groupe de Coppet. Ainsi, Madame de Staël poursuit la réflexion amorcée dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) avec De l'Allemagne (1813-1814) : elle y montre comment, alors que l’Allemagne n’existe pas encore comme nation unifiée, celle-ci dispose d’une culture singulière qui a influencé le développement intellectuel et artistique de l’espace germanophone. Benjamin Constant adopte une perspective similaire dans ses travaux sur le libéralisme, fondés sur une comparaison des différents systèmes possibles qui met l’accent sur l’importance de l’individu et le respect de la personne. Il élabore aussi une pensée de la religion où celle-ci est perçue comme un phénomène social qui varie selon les contextes. L’accent mis sur la liberté individuelle au sein de la variété des contextes où l’être humain évolue donne également lieu à une réflexion originale sur l’Europe dans le groupe de Coppet. Celle-ci se distingue en effet de l’idéal universaliste du XVIIIe siècle ou de l’unification par la force opérée à l’époque par Napoléon : elle élabore un modèle plus souple, fondé sur l’association d’États différenciés qui collaborent à un projet commun sans pour autant renoncer à leurs particularités.