La fraternité des artspar Julien Schuh
Peintres, dessinateurs et écrivains : la fraternité des arts
Le premier numéro de la revue L’Artiste, en 1831, ne propose aucun texte liminaire pour expliquer son programme, qui met sur le même plan, sous ce terme d’« artiste », peintres et écrivains. Mais la gravure qui ouvre le périodique, d’après un dessin de Tony Johannot, vaut tous les manifestes : autour d’un peintre, figure centrale devant son chevalet, s’affairent des représentants de tous les arts : un littérateur, la plume à la main et la tête penchée sur ses cahiers ; un sculpteur, un guitariste et ses deux muses… Il faut attendre la page 9 pour trouver, sous la plume de Jules Janin, une esquisse d’explication. « Être artiste ! » ne se limite pas aux arts plastiques : « l’artiste, c’est aussi bien le faiseur de caricatures que l’écrivain des Caractères ; que le ridicule vienne, écrit ou dessiné, qu’importe ! il y aura cela de bon, en cette affaire, que souvent on le verra imprimé et dessiné à la fois ». Cette « union de tous les arts » était un des credo du romantisme ; peintres et gens de lettres feront chemin de concert tout au long du XIXe siècle.
La Bohème, ce mythe de la vie d’artiste, sera le théâtre de ces parcours croisés. Les « rapins » (ainsi qu’on surnomme les peintres) et les plumitifs fréquentent les mêmes lieux, tavernes, brasseries et bientôt cabarets artistiques. Les écrivains sont souvent croqués par les peintres : L’Atelier du peintre de Courbet met en scène Baudelaire, Champfleury et Proudhon ; Toulouse-Lautrec représente, parmi le public de la danseuse La Goulue, les écrivains Oscar Wilde et Félix Fénéon, qui a droit par ailleurs à son portrait par Félix Vallotton et Paul Signac ; Mallarmé, grand ami des peintres, est portraituré par Gauguin, Manet, Renoir, Munch ou encore Whistler, qui illustre son volume Vers et prose. De leur côté, les écrivains mettent en scène la vie des artistes ; Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, L’Œuvre de Zola, Manette Salomon des Goncourt, Fort comme la mort de Maupassant…
Ces amitiés, fondées sur un mépris partagé de l’art académique et de la vie bourgeoise, conduisent souvent à des collaborations artistiques. On fonde des revues qui mêlent illustrations et textes littéraires ; les uns écrivent les pièces dont les autres brossent les décors, comme les Nabis au Théâtre de l’Œuvre. Dans les colonnes des journaux, les jeunes écrivains livrent des critiques enthousiastes des expérimentations picturales de leurs amis. Cette fraternité est liée au sentiment d’un destin commun : en marge de la société, voués à se singulariser pour se faire un nom dans le monde, artistes et écrivains se soutiennent dans une société où l’art passe après le commerce.
Derrière ces relations flotte toujours l’idée, défendue depuis l’Antiquité, de l’ut pictora poesis : la poésie est comme la peinture. Les liens de camaraderies sont renforcés par l’idée de convergences esthétiques entre les manières d’écrire et celles de peindre. Les générations se groupent autour de principes communs : les Impressionnistes, Manet, Degas, Monet, se lient à Zola ou à Mallarmé, qui défendent chacun à leur manière une sorte d’impressionnisme littéraire ; les Néo-Impressionnistes, pointillistes et synthétistes (Seurat, Signac, Gauguin, Van Gogh) fréquentent les rédactions des revues symbolistes, La Revue blanche, le Mercure de France, L’Ymagier, où ils sont défendus par Thadée Natanson, Félix Fénéon, Remy de Gourmont, G.-Albert Aurier. Ce dernier, qui livre le premier article d’importance sur Van Gogh, insiste sur les liens esthétiques profonds qui unissent le symbolisme littéraire et le symbolisme pictural. À sa disparition, ses amis recueillent ses écrits dans des Œuvres posthumes illustrées par Vincent Van Gogh, Paul Sérusier, Émile Bernard ou encore Eugène Carrière. L’union des arts résiste même à la mort.
En savoir plus :
> « La bohème et les petits journaux », par Sylvie Aubenas
> Revue L’Artiste, 1831-1904
> G.-Albert Aurier, Œuvres posthumes, Mercure de France, 1893
> La Revue blanche, 1891-1903
> Le Mercure de France, 1890-1954
> Émile Zola, L’Œuvre, Charpentier, 1886
> Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, Lacroix, 1868
> Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, dans Œuvres illustrées, Marescq, 1851-1853
> Guy de Maupassant, Fort comme la mort, Ollendorff, 1889
> Stéphane Mallarmé, Vers et prose, Perrin, 1893