La critique d’artpar Aude Jeannerod
L’hégémonie du « Salon »
Le genre de la critique d’art naît au XVIIe siècle avec l’exposition de l’Académie des Beaux-arts, rapidement appelée le Salon car elle a lieu dans le Salon carré du Louvre. À partir de 1833, cette exposition devient annuelle. Elle est très importante pour les artistes, car elle constitue la seule occasion qu’ils ont d’exposer leurs œuvres, donc de se faire connaître, de vendre leurs productions et d’obtenir des commandes. Elle rassemble de plus en plus d’œuvres au fil du siècle et le nombre de visiteurs va également croissant, atteignant des centaines de milliers sous la Troisième République, notamment le dimanche, jour de gratuité de l’exposition.
Les critiques d’art sont des journalistes qui rendent compte du Salon dans des périodiques. Ils publient leurs comptes rendus sous la forme de feuilletons, publiés de façon régulière entre mai et juillet, période d’ouverture de l’exposition. Les articles suivent généralement l’organisation du Salon lui-même, divisé en quatre sections : peinture, sculpture, architecture et gravure. Mais la disproportion entre les sections – en 1879, près de 5 000 œuvres de peinture sur 6 000 au total – oblige les salonniers à subdiviser la peinture, en respectant le plus souvent la hiérarchie des genres alors en vigueur : l’on commence par la peinture d’histoire (sujets bibliques, mythologiques, historiques et militaires) avant d’en venir aux genres mineurs (paysages, portraits, natures mortes) et l’on poursuit par les dessins, aquarelles et pastels, avant de grouper dans une ultime livraison sculpture, architecture et gravure.
Il y a donc un quasi monopole du Salon dans la critique d’art. Mais au fur et à mesure du XIXe siècle, les expositions se multiplient ; au Salon annuel viennent s’ajouter les Expositions universelles de 1855, 1867, 1889 et 1900. Chaque nation conviée expose alors les œuvres de ses plus grands artistes, ce qui est l’occasion pour les critiques d’art de comparer les productions artistiques d’un pays à l’autre.
Cependant, tout le monde ne peut pas participer à ces manifestations : il y a un jury qui admet ou refuse les œuvres. Aussi, des expositions particulières se développent, en marge du circuit officiel : en 1855, Courbet expose ses œuvres dans un pavillon installé en face de l’entrée de l’Exposition universelle ; en 1863, les peintres mécontents obtiennent la création d’un Salon des refusés, où sont rassemblées les œuvres écartées par le jury. Et à la fin du siècle, elles se multiplient, notamment avec les expositions impressionnistes, de 1874 à 1886. Les critiques d’art s’intéressent à ces événements, dont ils écrivent également les comptes rendus, qui se multiplient donc dans la presse au cours du siècle.
La critique d’art des écrivains
Au XIXe siècle, un jeune écrivain va d’abord tenter de se faire connaître en pratiquant le journalisme avant de pouvoir publier un roman ou un recueil de poèmes sous son nom. L’écriture d’articles de presse sert ainsi de gagne-pain et de tremplin pour les apprentis écrivains. Ils prisent particulièrement la critique théâtrale, littéraire et artistique, et la redécouverte des Salons de Diderot, le philosophe des Lumières, contribue à l’essor de ce genre.
Stendhal, Gautier, Baudelaire et Zola publient tous des « Salons ». Ils donnent leur opinion sur l’art de leur temps, ces jugements esthétiques faisant écho à leur vision de la littérature : le poète romantique Baudelaire fait l’éloge de la peinture de Delacroix, l’écrivain réaliste Champfleury défend l’œuvre de Courbet, et Zola, romancier naturaliste, se fait l’avocat de Manet. Les mouvements littéraires et artistiques rassemblent écrivains et artistes autour d’objectifs communs, la défense des avant-gardes associant peintres et écrivains.
La critique d’art devient peu à peu un genre littéraire, et pas seulement journalistique. En effet, les écrivains ne se contentent pas de rendre compte d’une exposition, ils transposent en des textes parfois poétiques les œuvres d’art contemplées. Ils établissent ainsi des correspondances entre littérature et peinture, Baudelaire allant jusqu’à écrire que « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie » (Salon de 1846). Les œuvres d’art inspirent les écrivains, comme certains peintres illustrent certains ouvrages. À la fin du siècle, les écrivains symbolistes défendent l’idée d’une critique créatrice, selon laquelle la signification d’une œuvre d’art naît de la rencontre entre l’objet créé par l’artiste et sa description littéraire par l’écrivain. Ces transpositions d’art se situent donc à la limite de la critique d’art et de la poésie.
En savoir plus :
> Charles Baudelaire, Salon de 1845, 1845
> Charles Baudelaire, Salon de 1846, 1846
> Jules Champfleury, « Sur M. Courbet », dans Le réalisme, 1857
> Émile Zola, Mon Salon, 1866
> Émile Zola, Édouard Manet : étude biographique et critique, 1867
> Joris-Karl Huysmans, L’Art moderne, 1883
> Théodore Duret, Critiques d’avant-garde, 1885
> Félix Fénéon, Les Impressionnistes en 1886, 1886