Correspondances et conversations
La correspondance est un prolongement de la conversation. Les épistoliers conservent à distance la même liberté, ils se donnent l'illusion d'être toujours ensemble, ils s'écrivent pour se convaincre qu'ils vont bientôt se revoir. Mme Du Deffand écrit à Voltaire en 1760 : « Je comprends très aisément que vous ne regrettiez point ce pays-ci ; mais je vous prie d'avoir assez bonne opinion de moi pour comprendre combien je vous regrette. Vous seriez bien nécessaire pour empêcher la perte totale du goût. » De lettre en lettre, le badinage se poursuit entre la vieille dame que les années n'empêchent pas d'être coquette et le patriarche de Ferney qui se souvient de ses galanteries de jeune homme. « Rien n'est si agréable qu'un commerce où l'on se dit tout ce qui passe par la tête », soupire Mme Du Deffand. « Je suis toujours inconsolable d'avoir quitté Paris, et encore plus inconsolable de n'avoir reçu aucune nouvelle ni de vous, ni du paresseux philosophe » : à peine a-t-il quitté Paris pour le royaume de Naples, l'abbé Galiani se plaint de s'exiler loin de l'esprit et de ses amis, Mme d'Epinay à qui la lettre est adressée, et Diderot. Mme d'Epinay se défend et proteste de sa fidélité. Les amis se chamaillent, échangent des nouvelles, se disent leur peine d'être séparés. « Les plantes se dénaturent en changeant de sol, et moi j'étais une plante parisienne », se plaint encore l'abbé napolitain. Diderot également quand il s'éloigne de Sophie Volland lui fait vivre par procuration les charmes de la sociabilité entre philosophes. Quand il monte du salon à sa chambre pour s'entretenir avec elle, la conversation se poursuit, les arguments s'échangent, les aveux intimes se mêlent aux réflexions théoriques, les déclarations d'amour aux potins. La lettre marque le refus de la rhétorique, de l'étiquette, de la théâtralité sociale, elle se veut liberté et authenticité. Elle peut devenir tragique, sous la plume, par exemple, de Mlle de Lespinasse (1732-1776), fille naturelle d'une grande dame, recueillie par Mme Du Deffand puis brouillée avec elle, aimée de d'Alembert, tombée amoureuse du marquis de Mora, puis du chevalier de Guibert. Elle avoue les ravages de la passion avec des accents qui rappellent ceux de la religieuse portugaise. Si l'exil n'aigrit pas le style de la duchesse de Choiseul, la prison donne une véhémence accrue à des tempéraments comme ceux de Mirabeau qui entretient une correspondance brûlante avec sa Sophie, ou de Sade qui accable sa femme de recommandations et de sarcasmes, et réserve à sa gouvernante, Mlle de Rousset, un peu de complicité intellectuelle.
Conversation et correspondance conservent des rapports étroits avec la littérature. Les échanges dans les salons ou les cafés trouvent un écho dans tous les dialogues écrits, entretiens ou conversations que le siècle affectionne. Le genre du dialogue philosophique est rénové par la réalité de la vie mondaine. Dans Le Neveu de Rameau, Diderot se souvient de l'atmosphère du café de la Régence et ses nombreux dialogues gardent l'aisance des discussions chez le baron d'Holbach. Le Rêve de d'Alembert met en scène des êtres bien réels, d'Alembert et Mlle de Lespinasse, Bordeu et Diderot lui-même.
Inversement les traités de rhétorique donnent des conseils pour prendre la parole en société et donner l'apparence du naturel. Les correspondances quant à elles sont en continuité avec la fiction épistolaire qui, Richardson et Rousseau aidant, devient la principale forme romanesque du demi-siècle. Les romans miment les correspondances réelles qui, elles-mêmes, sont influencées par les œuvres littéraires. Des recueils comme celui des lettres que Voltaire aurait envoyées de Berlin à Mme Denis ou l'Histoire de Mme de Montbrillant par Mme d'Epinay se situent à mi-chemin entre le document et la fiction, la réalité et la mystification.
EN SAVOIR PLUS
> Correspondance complète de la Marquise Du Deffand, Paris, H.Plon, 1865
> Lettres de l'Abbé Galiani, Paris, G. Charpentier ,1881
> Lettres de Mlle de Lespinasse, Paris, Garnier frères
> Lettres de Mme de Sévigné, 1696
> Diderot, Le Neveu de Rameau, 1762
> Diderot, Le Rêve de d'Alembert, 1769