Imagination
Extraits des pages 361 à 370
Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra.
[P. 361] C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages et c’est parmi eux que l’imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages, et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature.
Elle ne peut rendre sages les fous, mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Combien toutes les richesses de la terre insuffisantes sans son consentement.
Ne diriez vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime et qu’il juge des choses [p. 362] par leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.
Je ne veux pas rapporter tous ses effets. Qui ne sait que la vue des chats, des rats, l’écrasement d’un charbon, etc. emportent la raison hors des gonds. Le ton de voix impose aux plus sages et change un discours et un poème de force. L’affection ou la haine changent la justice de face. Et combien un avocat bien payé par avance trouve t il plus juste la cause qu’il plaide ! Combien son geste hardi la fait il paraître meilleure aux juges dupés par cette apparence ! Plaisante raison qu’un vent manie et à tout sens ! Je rapporterais presque toutes les actions des hommes, qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu.
[Texte barré transversalement : Il faut, puisqu’il y a plu, travailler tout le jour pour des biens reconnus pour imaginaires. Et quand le sommeil nous a délassés des fatigues de notre raison, il faut incontinent se lever en sursaut pour aller courir après les fumées et essuyer les impressions de cette maîtresse du monde.]
[p. 369] Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire. Et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires il faut qu’ils prennent ces vains instruments, qui frappent l’imagination, à laquelle ils ont affaire. Et par là en effet ils s’attirent le respect.
Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par grimace.
C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels, mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces troupes en armes qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe Sérail, de quarante mille janissaires.
Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance.
L’imagination dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde.
Je voudrais de bon cœur voir le livre italien dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Dell’ opinione regina del mondo. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal, s’il y en a.
Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse, qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d’autres principes.
Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser, les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu’il paraisse et qu’il le prouve. Il n’y a principe, quelque naturel qu’il puisse être même depuis l’enfance, [qu’on ne] fasse passer pour une fausse impression soit de l’instruction soit des sens.
[p. 370] « Parce, dit on, que vous avez cru dès l’enfance qu’un coffre était vide lorsque vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible. C’est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige. » Et les autres disent « Parce qu’on vous a dit dans l’École qu’il n’y a point de vide, on a corrompu votre sens commun, qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu’il faut corriger en recourant à votre première nature. » Qui a donc trompé : les sens ou l’instruction ?
Nous avons un autre principe d’erreur, les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute pas que les petites n’y fassent impression à leur proportion.
Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. J’en sais qui pour ne pas tomber dans cet amour propre, ont été les plus injustes du monde à contre biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents. La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai.
[Texte barré transversalement : L’homme est donc si heureusement fabriqué qu’il n’a aucun principe juste du vrai, et plusieurs excellents du faux. Voyons maintenant combien.
Mais la plus plaisante cause de ses erreurs est la guerre qui est entre les sens et la raison.]
L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce. [Rien ne] lui montre la vérité. Tout l’abuse. Il faut commencer par là le chapitre des puissances trompeuses. Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences, et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme ils la reçoivent d’elle à leur tour. Elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi.
Mais outre cette erreur qui vient par accident et par le manque d’intelligence entre ces facultés hétérogènes...
Pascal, Les Pensées, 1669-1670
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