Les Chapeaux brodésMercier, L’an deux mille quatre cent quarante, rêve s’il en fût jamais, 1771
« Les choses me paraissent un peu changées, dis-je à mon guide ; je vois que tout le monde est vêtu d’une manière simple et modeste ; et depuis que nous marchons je n’ai pas encore rencontré sur mon chemin un seul habit doré : je n’ai distingué ni galons, ni manchettes à dentelles. De mon temps un luxe puéril et ruineux avait dérangé toutes les cervelles ; un corps sans âme était surchargé de dorure, et l’automate alors ressemblait à un homme. - C’est justement ce qui nous a porté à mépriser cette ancienne livrée de l’orgueil. Notre œil ne s’arrête point à la surface. Lorsqu’un homme s’est fait connaître pour avoir excellé dans son art, il n’a pas besoin d’un habit magnifique ni d’un riche ameublement pour faire passer son mérite ; il n’a besoin ni d’admirateurs qui le prônent, ni de protecteurs qui l’étayent : ses actions parlent, et chaque citoyen s’intéresse à demander pour lui la récompense qu’elles méritent. Ceux qui courent la même carrière que lui, sont les premiers à solliciter en sa faveur. Chacun dresse un placet, où sont peints dans tout leur jour les services qu’il a rendus à l’Etat.
Le Monarque ne manque point d’inviter à sa cour cet homme cher au peuple. Il converse avec lui pour s’instruire ; car il ne pense pas que l’esprit de sagesse soit inné en lui. Il met à profit les leçons lumineuses de celui qui a pris quelque grand objet pour but principal de ses méditations. Il lui fait présent d’un chapeau où son nom est brodé ; et cette distinction vaut bien celles des rubans bleus, rouges et jaunes, qui chamarraient jadis des hommes absolument inconnus à la patrie (a).
(a) Chez les anciens, la vanité des hommes consistait à tirer leur origine des Dieux, on faisait tous les efforts pour être neveu de Neptune, petit-fils de Vénus, cousin-germain de Mars ; d’autres, plus modestes, se contentaient de descendre d’un fleuve, d’une nymphe, d’une nayade. Nos fous modernes ont une extravagance plus triste ; ils cherchent à descendre, non d’ayeux célèbres, mais bien anciennement obscurs.
Vous pensez bien qu’un nom infâme n’oserait se montrer devant un public dont le regard le démentirait. Quiconque porte un de ces chapeaux honorables, peut passer partout ; en tout temps il a un libre accès au pied du trône, et c’est une loi fondamentale. Ainsi, lorsqu’un prince ou un duc n’ont rien fait pour faire broder leur nom, ils jouissent de leurs richesses ; mais ils n’ont aucune marque d’honneur ; on les voit passer du même œil que le citoyen obscur qui se mêle et se perd dans la foule (b).
(b) La vertu a un empire sur les êtres les plus farouches ; ils s’émeuvent aux grands traits qui caractérisent la bienfaisance ; ils oublient leur dureté, ils s’attendrissent ; et leur hommage a quelque chose de plus touchant alors que celui des cœurs les plus sensibles : c’est l’airain qui s’enflamme.
Il est des terres qu’il ne faut point fouiller, il est des vertus qu’il ne faut point trop creuser. Qu’importe que le motif soit personnel quand l’effet est grand, illustre et s’étend sur toute la patrie.
Ces scrutateurs éternels des premières causes sont plus jaloux de rétrécir le cercle des vertus que de reconnaître celles qui existent ; et plus prompts à vouloir justifier leur propre indolence qu’à se rendre utile au public.
La politique et la raison autorisent à la fois cette distinction : elle n’est injurieuse que pour ceux qui se sentent incapables de jamais s’élever. L’homme n’est pas assez parfait pour faire le bien, pour le seul honneur d’avoir bien fait. Mais cette noblesse, comme vous le pensez bien, est personnelle, et non héréditaire ou vénale. À vingt-et-un ans le fils d’un homme illustre se présente, et un tribunal décide s’il jouira des prérogatives de son père. Sur la conduite passée, et quelquefois sur les espérances qu’il donne, on lui confirme l’honneur d’appartenir à un citoyen cher à sa patrie. Mais si le fils d’un Achille est un lâche Thersite, nous détournons les yeux ; nous lui épargnons la honte de rougir à notre vue : il descend dans l’oubli à mesure que le nom de son père devient plus glorieux.
De votre temps on savait punir le crime, et l’on n’accordait aucune récompense à la vertu ; c’était une législation bien imparfaite. Parmi nous, l’homme courageux qui a sauvé la vie à un citoyen dans quelque danger (c), qui a prévenu quelque malheur public, qui a fait quelque chose de grand et d’utile, porte le chapeau brodé, et son nom respectable exposé aux yeux de tous, marche avant celui qui possède la plus belle fortune, fut-il Midas ou Plutus (d). Cela est fort bien imaginé. De mon temps on donnait des chapeaux, mais ils étaient rouges : on allait les chercher au-delà des mers ; ils ne signifiaient rien ; on les ambitionnait singulièrement, et je ne sais trop à quel titre on les recevait.
(c) Il est étonnant que l’on n’accorde aucune récompense à l’homme qui sauve la vie à un citoyen. Une ordonnance de police donne dix écus au batelier qui retire un noyé de la rivière, mais le bâtelier qui sauve la vie à un homme en danger n’a rien. On a réformé cet abus depuis l’impression de mon livre.
(d) Quand l’extrême cupidité remue tous les cœurs, l’enthousiasme de la vertu disparaît, et le gouvernement ne peut plus récompenser que par des sommes immenses ceux qu’il récompensait par de légères marques d’honneur. Leçon à tous les Monarques de créer une monnaie qui illustre ; mais elle n’aura cours que lorsque les âmes sentiront vivement ce noble aiguillon. »
> Mercier, L'An 2440, 1771
> Texte intégral : Londres, 1771