Les actions solitaires
Bordeu, le médecin et Melle de Lespinasse, dans le dernier des 3 dialogues du Rêve de d’Alembert, appelé la Suite de l’entretien, abordent la question des mœurs et de la morale sexuelle.
BORDEU. – Et les actions solitaires ?
Melle DE L'ESPINASSE. – Eh bien ?
BORDEU. – Eh bien, elles rendent du moins du plaisir à l'individu, et notre principe est faux, ou...
Melle DE L'ESPINASSE. – Quoi, docteur !...
BORDEU. – Oui, mademoiselle, oui, et par la raison qu'elles ne sont pas aussi stériles. C'est un besoin, et quand on n'y serait pas sollicité par le besoin, c'est toujours une chose douce. Je veux qu'on se porte bien, je le veux absolument, entendez-vous ! Je blâme tout excès, mais dans un état de société tel que le nôtre, il y a cent considérations raisonnables pour une, sans compter le tempérament et les suites funestes d'une continence rigoureuse, surtout pour les jeunes personnes ; le peu de fortune, la crainte parmi les hommes d'un repentir cuisant, chez les femmes celle du déshonneur, qui réduisent une malheureuse créature qui périt de langueur et d'ennui, un pauvre diable qui ne sait à qui s'adresser, à s'expédier à la façon du cynique. Caton, qui disait à un jeune homme sur le point d'entrer chez une courtisane : « Courage, mon fils... », lui tiendrait-il le même propos aujourd'hui ? S'il le surprenait, au contraire, seul, en flagrant délit, n'ajouterait-il pas : cela est mieux que de corrompre la femme d'autrui, ou que d'exposer son honneur et sa santé ?... Et quoi ! parce que les circonstances me privent du plus grand bonheur qu'on puisse imaginer, celui de confondre mes sens avec les sens, mon ivresse avec l'ivresse, mon âme avec l'âme d'une compagne que mon cœur se choisirait, et de me reproduire en elle et avec elle ; parce que je ne puis consacrer mon action par le sceau de l'utilité, je m'interdirai un instant nécessaire et délicieux ! On se fait saigner dans la pléthore ; et qu'importe la nature de l'humeur surabondante, et sa couleur, et la manière de s'en délivrer ? Elle est tout aussi superflue dans une de ces indispositions que dans l'autre ; et si, repompée de ses réservoirs, distribuée dans toute la machine, elle s'évacue par une autre voie plus longue, plus pénible et dangereuse, en sera-t-elle moins perdue ? La nature ne souffre rien d'inutile ; et comment serais-je coupable de l'aider, lorsqu'elle appelle mon secours par les symptômes les moins équivoques ? Ne la provoquons jamais, mais prêtons-lui la main dans l'occasion ; je ne vois au refus et à l'oisiveté que de la sottise et du plaisir manqué. Vivez sobre, me dira-t-on, excédez- vous de fatigue. Je vous entends : que je me prive d'un plaisir ; que je me donne de la peine pour éloigner un autre plaisir. Bien imaginé !
Melle DE L'ESPINASSE. – Voilà une doctrine qui n'est pas bonne à prêcher aux enfants,
BORDEU.. – Ni aux autres. Cependant me permettrez-vous une supposition ? Vous avez une fille sage, trop sage, innocente, trop innocente ; elle est dans l'âge où le tempérament se développe. Sa tête s'embarrasse, la nature ne la secourt point : vous m'appelez. Je m'aperçois tout à coup que tous les symptômes qui vous effrayent naissent de la surabondance et de la rétention du fluide séminal ; je vous avertis qu'elle est menacée d'une folie qu'il est difficile de prévenir, et qui quelquefois est impossible à guérir ; je vous en indique le remède. Que ferez- vous ?
Melle DE L'ESPINASSE. – A vous parler vrai, je crois... mais ce cas n'arrive point...
BORDEU. – Détrompez- vous ; il n'est pas rare ; et il serait fréquent, si la licence de nos mœurs n'y obviait... Quoi qu'il en soit, ce serait fouler aux pieds toute décence, attirer sur soi les soupçons les plus odieux, et commettre un crime de lèse-société que de divulguer ces principes. Vous rêvez.
Melle DE L'ESPINASSE. – Oui, je balançais, à vous demander s'il vous était jamais arrivé d'avoir une pareille confidence à faire à des mères.
BORDEU. – Assurément.
Melle DE L'ESPINASSE. – Et quel parti ces mères ont-elles pris ?
BORDEU. – Toutes, sans exception, le bon parti, le parti sensé... Je n'ôterais pas mon chapeau dans la rue à l'homme suspecté de pratiquer ma doctrine ; il me suffirait qu'on l'appelât un infâme. Mais nous causons sans témoins et sans conséquence ; et je vous dirai de ma philosophie ce que Diogène tout nu disait au jeune et pudique Athénien contre lequel il se préparait à lutter : « Mon fils, ne crains rien, je ne suis pas si méchant que celui-là. »
Melle DE L'ESPINASSE. – Docteur, je vous vois arriver, et je gage...
BORDEU. – Je ne gage pas, vous gagneriez. Oui, mademoiselle, c'est mon avis.
Melle DE L'ESPINASSE. – Comment ! soit qu'on se renferme dans l'enceinte de son espèce, soit qu'on en sorte ?
BORDEU. – Il est vrai.
Melle DE L'ESPINASSE. – Vous êtes monstrueux.
BORDEU. – Ce n'est pas moi, c'est ou la nature ou la société. Écoutez, mademoiselle, je ne m'en laisse point imposer par des mots, et je m'explique d'autant plus librement que je suis net et que la pureté de mes mœurs ne laisse prise d'aucun côté. Je vous demanderai donc, de deux actions également restreintes à la volupté, qui ne peuvent rendre que du plaisir sans utilité, mais dont l'une n'en rend qu'à celui qui la fait et l'autre le partage avec un être semblable mâle ou femelle, car le sexe ici, ni même l'emploi du sexe n'y fait rien, en faveur de laquelle le sens commun prononcera-t-il ?
Denis Diderot, Le rêve de d'Alembert, 1769
> Texte intégral : Paris, Garnier frères, 1875-1877