Voyage à la recherche d’un livre unique
Angélique. Première lettre
Il s’agit d’une nouvelle épistolaire, tirée d’un texte antérieur, qui campe, dans une ingénieuse mise en abyme, le récit de la recherche de ses documents préparatoires. Au seuil du recueil, la nouvelle permet également à l’auteur de prendre position sur les nouvelles lois de censure qui frappent le genre du roman-feuilleton, ainsi que sur la situation des bibliothèques dans lesquelles le nouvelliste érudit puise la matière de ses œuvres.
À mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l'amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d'insérer ce que l'assemblée s'est plu à appeler le feuilleton-roman. J'ai vu bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les frappait cruellement dans leurs moyens d'existence.
Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu'il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman, et pressé de vous donner un titre, j'indiquai celui-ci : l'Abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverais très vite à Paris les documents nécessaires pour parler de ce personnage d'une façon historique et non romanesque, — car il faut bien s'entendre sur les mots.
Je m'étais assuré de l'existence du livre en France, et je l’avais vu classé non seulement dans le manuel de Brunet, mais aussi dans la France littéraire de Quérard. — Il paraissait certain que cet ouvrage, noté, il est vrai, comme rare, se rencontrerait facilement soit dans quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez les libraires spéciaux. […]
On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque [Richelieu]. Ils tiennent en partie à l'insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c'est qu'une grande partie du temps et de la fatigue des savants distingués qui remplissent là des fonctions peu lucratives de bibliothécaires, est dépensée à donner aux six cents lecteurs quotidiens des livres usuels, qu'on trouverait dans tous les cabinets de lecture ; — ce qui ne fait pas moins de tort à ces derniers qu'aux éditeurs et aux auteurs, dont il devient inutile dès lors d'acheter ou de louer les livres.
On l'a dit encore avec raison, un établissement unique au monde comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une salle d'asile, — dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour l'existence et la conservation des livres. Cette quantité de désœuvrés vulgaires, de bourgeois retirés, d'hommes veufs, de solliciteurs sans places, d'écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards maniaques, — comme l'était ce pauvre Carnaval qui venait tous les jours avec un habit rouge, bleu clair, ou vert pomme, et un chapeau orné de fleurs, — mérite sans doute considération, mais n'existe-t-il pas d'autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur ouvrir ?... […]
La célèbre bibliothèque d'Alexandrie n'était ouverte qu'aux savants ou aux poètes connus par des ouvrages d'un mérite quelconque. Mais aussi l'hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps qu'il leur plaisait d'y séjourner.
Gérard de Nerval, Les Filles du feu, 1854.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Giraud, 1854