À propos de l’œuvreNicolas Aude
Avec la parution d’Adolphe en 1816, le public, qui ne le connaît jusqu’ici qu’à travers ses pamphlets politiques, découvre en Benjamin Constant un anatomiste subtil du sentiment amoureux. Comme l’indique le sous-titre, « Anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu puis publiée », ce bref roman écrit à la première personne se présente comme un manuscrit authentique : un jeune homme y retrace l’histoire d’une passion. Jeté par les circonstances et aussi par son ennui dans les bras d’Ellénore, une Polonaise déclassée qui cèdera à ses désirs, Adolphe ressent rapidement cette relation comme un « lien » venu entraver son entrée dans le monde et les débuts de sa carrière. Pourtant, il est difficile de voir uniquement dans ce personnage un cynique. Si Adolphe ne parvient pas à rompre avec Ellénore, qui lui a sacrifié sa famille et sa position sociale, s’il la suit jusqu’en Pologne et s’il redoute tant de lui causer quelque blessure funeste, c’est aussi parce que le narrateur s’affronte à la vertigineuse complexité de sa propre vie intérieure et à la duplicité d’un langage qui déforme les émotions entre les êtres plus qu’il ne parvient à les exprimer. La mort d’Ellénore exaucera bel et bien ses vœux d’indépendance sans pour autant lui rendre le goût de la liberté retrouvée. Benjamin Constant réalise ainsi la gageure de « donner une sorte d’intérêt à un roman où les personnages se réduiraient à deux et où la situation serait toujours la même » (Adolphe, « Préface de la troisième édition »).
« Une histoire assez vraie de la misère du cœur humain »
S’inscrivant dans la vogue du roman personnel ouverte en 1802 par le René de Chateaubriand, l’œuvre de Benjamin Constant a longtemps été perçue comme une confession voilée de l’écrivain, c’est-à-dire presque comme une « autofiction », comme nous disons aujourd’hui. La critique romantique, représentée par Sainte-Beuve en particulier, s’attachera à découvrir les clés du récit et à y démasquer, derrière les personnages de la fiction, les figures bien réelles de l’écrivain, de Germaine de Staël ou encore de Juliette Récamier. La réaction de Constant sera de dénoncer « cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde » (« Préface de la seconde édition »). Un tel mode de lecture s’avère d’autant plus contestable qu’il peine à rendre compte de la singularité esthétique du récit. Celui-ci semble en effet tisser un lien entre la tradition classique du roman français et cette révolution dans les arts que constituera le romantisme des années 1820-1830.
Particulièrement avare en descriptions réalistes, l’écriture romanesque de Benjamin Constant se focalise sur les hésitations et les mouvements infimes de deux âmes qui s’épuisent à aimer. Dans le prolongement de Pascal, l’anecdote d’Adolphe se veut être une « histoire assez vraie de la misère du cœur humain », ce qui lui confère une portée universelle. Au sein du huis-clos que constitue la relation érotique, la société pèse néanmoins de tout son poids à la manière d’une fatalité tragique. Vu seulement à travers le regard d’Adolphe jusqu’à ce que les dernières pages du récit lui cèdent in extremis la parole, dans une lettre posthume, le personnage d’Ellénore révèle à lui seul l’impossibilité où se trouve le sujet de négocier avec les exigences sociales : n’étant jamais parvenue à satisfaire totalement ces normes en réalisant un mariage, Ellénore n’a pas pu assoir sa position dans le monde. Devant la condamnation unanime de l’opinion, son engagement amoureux devient total, allant de sacrifice en sacrifice jusque dans la mort. De manière symétrique, Adolphe se distingue lui aussi par sa conscience du risque de l’aliénation qu’encourt chaque individu. Son sentiment d’étrangeté ira croissant tout au long du roman, ce qui le rattache indéniablement aux grands marginaux de la littérature romantique, tels que les peint notamment lord Byron en Angleterre au cours de la même décennie.
L’utilité morale de l’anecdote en question
La modernité d’Adolphe réside enfin dans le soin pris par Constant pour maintenir toutes les interprétations ouvertes et pour ne point imposer au lecteur une vision univoque du comportement de ses personnages. D’Adolphe rien n’autorise à dire en effet qu’il agit simplement en roué, quand les obstacles placés sur son chemin ne cessent de renouveler la flamme d’une passion qui lui paraissait depuis longtemps éteinte. Difficile dès lors de considérer comme Stendhal que Constant a tout bonnement substitué à l’enjeu romanesque traditionnel, faire une déclaration d’amour, ce qu’il nomme une « déclaration de haine » (New Monthly Magazine, 1er décembre 1824). La vérité du roman se situe probablement du côté de la découverte d’une impureté fondamentale du sentiment amoureux.
La confrontation des jugements échangés entre l’éditeur fictif et son correspondant remet particulièrement en question la valeur exemplaire du récit. Ce dispositif d’enchâssement n’est d’ailleurs pas sans évoquer le mode de création du roman puisqu’il fait écho aux premières réactions des auditeurs de Constant réunis dans les salons autour de la lecture de l’œuvre en devenir. De cette variété irréductible des points de vue surgit néanmoins l’affirmation, essentielle pour Constant, d’une exigence éthique : tenir compte de la sensibilité de l’autre et de sa vulnérabilité. En dernière mesure, « la grande question de la vie [reste] la douleur que l’on cause et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait » (Adolphe, « Réponse).