L’histoire…

Livre III, 13

 

Connu surtout par son premier vers, ce poème est emblématique du grand renversement des valeurs produit par le Second Empire. Il annonce à la fois « L’Égout de Rome », grand poème du septième livre (VII, 4), et les égouts de Paris dans le cinquième livre des Misérables (V, II).
 
L’histoire a pour égout des temps comme les nôtres ;
Et c’est là que la table est mise pour vous autres.
C’est là, sur cette nappe où, joyeux, vous mangez,
Qu’on voit, – tandis qu’ailleurs, nus et de fers chargés,
Agonisent, sereins, calmes, le front sévère,
Socrate à l’Agora, Jésus-Christ au Calvaire,
Colomb dans son cachot, Jean Huss sur son bûcher,
Et que l’humanité pleure et n’ose approcher
Tous ces gibets où sont les justes et les sages, –
C’est là qu’on voit trôner dans la longueur des âges,
Parmi les vins, les luths, les viandes, les flambeaux,
Sur des coussins de pourpre oubliant les tombeaux,
Ouvrant et refermant leurs féroces mâchoires,
Ivres, heureux, affreux, la tête dans des gloires,
Tout le troupeau hideux des satrapes dorés ;
C’est là qu’on entend rire et chanter, entourés
De femmes couronnant de fleurs leurs turpitudes,
Dans leur lasciveté prenant mille attitudes,
Laissant peuples et chiens en bas ronger les os,
Tous les hommes requins, tous les hommes pourceaux,
Les princes de hasard plus fangeux que les rues,
Les goinfres courtisans, les altesses ventrues,
Toute gloutonnerie et toute abjection
Depuis Cambacérès jusqu’à Trimalcion.
 
Jersey, février 1853.
 
Victor Hugo, Les Châtiments, 1852.
> Texte intégral : Paris, Hachette, 1932