Une femme comparable à « un bel orage »
Chapitre II
Adolphe jette son dévolu sur Ellénore dont il livre ce portrait riche en contradictions.
Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. Elle protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe dans laquelle elle se trouvait rangée ; et comme elle sentait que la réalité était plus forte qu’elle, et que ses efforts ne changeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elle élevait deux enfants qu’elle avait eus du comte de P** avec une austérité excessive. On eût dit quelquefois qu’une révolte secrète se mêlait à l’attachement plutôt passionné que tendre qu’elle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu’on lui faisait à bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfants grandissaient, sur les talents qu’ils promettaient d’avoir, sur la carrière qu’ils auraient à suivre, on la voyait pâlir de l’idée qu’il faudrait qu’un jour elle leur avouât leur naissance. Mais le moindre danger, une heure d’absence, la ramenait à eux avec une anxiété où l’on démêlait une espèce de remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu’elle n’y trouvait pas elle-même. Cette opposition entre ses sentiments et la place qu’elle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne ; quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d’une idée particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux et d’inattendu qui la rendait plus piquante qu’elle n’aurait dû l’être naturellement. La bizarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté des idées. On l’examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.
Constant (1767-1830), Adolphe, 1816
> Texte intégral : Paris, Michel Lévy frères, 1867