Aza, mon cher Aza !

Lettre Première

Femmes nobles péruviennes

Zilia est une jeune femme péruvienne que les Espagnols viennent d’enlever de son pays. Dans ses lettres à son amant Aza resté en Amérique, elle décrit les tourments endurés lors du voyage. Elle communique avec lui par l’entremise quipos, des cordons noués, qui tiennent lieu d’écriture chez les Incas.

Aza, mon cher Aza ! Les cris de ta tendre Zilia, tels qu'une vapeur du matin, s'exhalent, et sont dissipés avant d'arriver jusqu'à toi ; en vain je t'appelle à mon secours, en vain j'attends que tu viennes briser les chaînes de mon esclavage : hélas ! Peut-être les malheurs que j'ignore sont-ils les plus affreux ! Peut-être tes maux surpassent-ils les miens !
La ville du soleil, livrée à la fureur d'une nation barbare, devrait faire couler mes larmes ; et ma douleur, mes craintes, mon désespoir ne sont que pour toi.
Qu'as-tu fait dans ce tumulte affreux, chère âme de ma vie ? Ton courage t'a-t-il été funeste ou inutile ? Cruelle alternative ! Mortelle inquiétude ! ô mon cher Aza ! Que tes jours soient sauvés, et que je succombe, s'il le faut, sous les maux qui m'accablent !
Depuis le moment terrible (qui aurait dû être arraché de la chaîne du temps et replongé dans les idées éternelles), depuis le moment d'horreur où ces sauvages impies m'ont enlevée au culte du soleil, à moi-même, à ton amour, retenue dans une étroite captivité, privée de toute communication avec nos citoyens, ignorant la langue de ces hommes féroces dont je porte les fers, je n'éprouve que les effets du malheur sans pouvoir en découvrir la cause. Plongée dans un abîme d'obscurité, mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes.
Loin d'être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n'entendent pas mieux les cris de mon désespoir.
Quel est le peuple assez féroce pour n'être point ému aux signes de la douleur ? Quel désert aride a vu naître des humains insensibles à la voix de la nature gémissante ? Les barbares ! Maîtres du yalpor, fiers de la puissance d'exterminer, la cruauté est le seul guide de leurs actions. Aza, comment échapperas-tu à leur fureur ? Où es-tu ? Que fais-tu ? Si ma vie t'est chère, instruis-moi de ta destinée.
Hélas ! Que la mienne est changée ! Comment se peut-il que des jours si semblables entre eux aient par rapport à nous de si funestes différences ? Le temps s'écoule, les ténèbres succèdent à la lumière, aucun dérangement ne s'aperçoit dans la nature ; et moi, du suprême bonheur je suis tombée dans l'horreur du désespoir, sans qu'aucun intervalle m'ait préparée à cet affreux passage.
Tu le sais, ô délices de mon cœur ! Ce jour horrible, ce jour à jamais épouvantable devait éclairer le triomphe de notre union. À peine commençait-il à paraître, qu'impatiente d'exécuter un projet que ma tendresse m'avait inspiré pendant la nuit, je courus à mes quipos, et, profitant du silence qui régnait encore dans le temple, je me hâtai de les nouer, dans l'espérance qu'avec leur secours je rendrais immortelle l'histoire de notre amour et de notre bonheur.
À mesure que je travaillais, l'entreprise me paraissait moins difficile; de moment en moment cet amas innombrable de cordons devenait sous mes doigts une peinture fidèle de nos actions et de nos sentiments, comme il était autrefois l'interprète de nos pensées pendant les longs intervalles que nous passions sans nous voir.
Tout entière à mon occupation, j'oubliais le temps, lorsqu'un bruit confus réveilla mes esprits et fit tressaillir mon cœur.
Je crus que le moment heureux était arrivé, et que les cent portes s'ouvraient pour laisser un libre passage au soleil de mes jours ; je cachai précipitamment mes quipos sous un pan de ma robe, et je courus au-devant de tes pas.
Mais quel horrible spectacle s'offrit à mes yeux ! Jamais son souvenir affreux ne s'effacera de ma mémoire.
Les pavés du temple ensanglantés, l'image du soleil foulée aux pieds, des soldats furieux poursuivant nos vierges éperdues et massacrant tout ce qui s'opposait à leur passage ; nos Mamas expirantes sous leurs coups, et dont les habits brûlaient encore du feu de leur tonnerre ; les gémissements de l'épouvante, les cris de la fureur répandant de toutes parts l'horreur et l'effroi, m'ôtèrent jusqu'au sentiment.

 

Françoise de Graffigny, Lettres d'une péruvienne, 1747.
> Texte intégral sur Gallica : Paris, Caille et Ravier, 1819.