Émergence des mouvements socialistes

La Presse, 5 septembre 1840

Lettres parisiennes

Dans cet extrait, le « vicomte de Launay » mélange plusieurs sujets en se moquant de l’émergence des mouvements socialistes parmi les ouvriers de Paris, de l’adoption des codes de la vie aristocratique par les grands bourgeois parisiens ayant pris l’habitude de passer l’été en cure puis l’automne dans leurs châteaux à la campagne, avant de faire état d’un phénomène nouveau : l’attrait pour les bains de mer et l’essor des stations balnéaires normandes, notamment de Trouville.
 
Nous lisons dans les journaux que les ouvriers menuisiers et autres quittent leur travaux et se réunissent dès huit heures du matin dans une plaine quelconque, pour délibérer, etc. etc., et précisément nous avons près de nous, dans une maison voisine, un menuisier qui ne cesse de cogner sur ses planches de manière à nous fendre la tête ; ces choses-là sont faites pour nous ; il n’y a dans tout Paris en ce moment qu’un seul menuisier raisonnable qui travaille pendant que ses compagnons se révoltent, et cet honnête homme a la bonté de venir travailler, non pas pour nous, mais à côté de nous. C’est piquant Oh ! le bruit, le bruit continuel et varié, ce qui fait qu’on ne peut s’y accoutume, est, sans contredit, un des grands inconvénients de l’été passé à Paris. L’hiver, chacun ferme ses fenêtres, on n’entend presque rien ; mais dans les beaux jours, on veut respirer, on ouvre avec confiance toutes les fenêtres de son appartement pour que l’air y pénètre… avec les parfums de toutes les cuisines et les bruits de tout le quartier.
Depuis huit jours nous avons revu beaucoup de nos amis ; les uns reviennent des eaux de Vichy et de Baden, les autres arrivent de Dieppe et de Trouville. Après avoir passé quelques heures à Paris, ils iront s’enfoncer dans leurs terres où ils resteront jusqu’au mois de décembre, et peut-être même de janvier ; car les gens du monde commencent à prendre au sérieux l’état de propriétaire. Depuis quand cela ? depuis qu’il est question de l’abolissement de la propriété. Les mauvaises pensées ont cela de bon, qu’elles inspirent les sages résolutions ; c’est le danger qui fait le courage ; qui n’a rien à craindre n’a rien à faire ; de même ce sont les vilaines actions qui font naître les beaux dévouements. Les hommes méchants ne sont sur la terre que pour exalter l’héroïsme des hommes généreux. Croyez-vous donc que Dieu permettrait le mal s’il ne devait pas servir à exciter le bien ?
Les voyageurs qui arrivent de Trouville racontent qu’ils s’y sont fort amusés. Nous avons peine à braver leur fureur. Ils nous accusent d’avoir calomnié l’Océan dans la personne de son plus séduisant rivage. Il paraît que Trouville n’est pas un séjour indifférent ; on ne saurait en parler de sang-froid ; l’on l’abhorre ou bien on l’adore. Notre spirituel correspondant nous avait dit : Les chemins de Trouville sont affreux ; nos amis indignés s’écrient : Les chemins de Trouville sont superbes ! Il avait dit aussi : Les auberges y sont détestables, on dîne fort mal à l’Agneau d’or ; nos amis indignés répondent : Les auberges sont excellentes, nulle part on ne dîne mieux qu’à l’Agneau d’or… Il avait osé dire encore : On n’y mange que des crevettes et des naufragés. Nos amis toujours plus indignés s’écrient, trahissant leur férocité : quelle calomnie ! nous en avons demandé, et justement il n’y en avait pas ! et puis ils recommencent à nous reprocher d’avoir calomnié Trouville, ce séjour de délices où la mer était si belle, où les femmes étaient si jolies, où l’on se plaisait tant, où l’on a juré de revenir l’été prochain. Mais dans leurs réclamations, ils sont interrompus par les arrivants de Dieppe, qui viennent se plaindre à leur tour – du mal qu’on a dit d’eux, - non du mal que l’on n’a pas dit. – Quoi ! pas un mot de Dieppe ! s’écrient-ils, vous avez parlé trois fois de Trouville, et vous n’avez rien dit de nous […].

La Presse, 5 septembre 1840
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