L’intelligence fait souffrir

Chapitre I

 

Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec indifférence devant les métaux ; les fossiles les firent rêver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les vitres, et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons. Ce qu’ils admirèrent du cèdre, c’est qu’on l’eût rapporté dans un chapeau.
Ils s’efforcèrent au Louvre de s’enthousiasmer pour Raphaël. À la grande bibliothèque, ils auraient voulu connaître le nombre exact des volumes.
Une fois, ils entrèrent au cours d’arabe du Collège de France, et le professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de prendre des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses d’un petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une séance de l’Académie. Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus, et, par cette curiosité, leur intelligence se développa. Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour ils apercevaient des choses à la fois confuses et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu à l’époque où il servait, bien qu’ils ignorassent absolument cette époque-là. D’après de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère.
Et ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne.
 
 
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, A. Lemerre, 1881