Suzanne refuse de prononcer ses vœux
Suzanne est une belle et douce jeune femme âgé de dix-neuf ans. Enfant d'un amour adultère, elle est contrainte d'entrer dans un couvent pour racheter la faute de sa mère. Mais elle ne ressent aucune conviction à être religieuse. Suzanne refuse de prononcer ses vœux...
On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches pour apprendre à tout le monde qu’on allait faire une malheureuse. Le cœur me battit encore. On vint me parer ; ce jour est un jour de toilette ; à présent que je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu’elles avaient quelque chose de solennel et de bien touchant pour une jeune innocente que son penchant n’entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l’église ; on célébra la sainte messe : le bon vicaire, qui me soupçonnait une résignation que je n’avais point, me fit un long sermon où il n’y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens ; c’était quelque chose de bien ridicule que tout ce qu’il me disait de mon bonheur, de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments qu’il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la démarche que j’allais faire me troubla ; j’eus des moments d’incertitude, mais qui durèrent peu. Je n’en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu’il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. Lorsqu’il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras ; j’avais la tête renversée sur une d’elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout ; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux de la grille ; et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui présidait à ma profession me dit :
— Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vérité ?
— Je le promets.
— Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici ?
Je répondis « non » mais celles qui m’accompagnaient répondirent pour moi « oui ».
— Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ?
J’hésitai un moment ; le prêtre attendit ; et je répondis :
— Non, monsieur.
Il recommença :
— Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ?
Je lui répondis d’une voix plus ferme :
— Non, monsieur, non.
Il s’arrêta et me dit :
— Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.
— Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ; je vous ai bien entendu, et je vous réponds que non…
Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s’était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis :
— Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à témoin…
À ces mots une des sœurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu’il était inutile de continuer. Les religieuses m’entourèrent, m’accablèrent de reproches ; je les écoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, où l’on m’enferma sous la clef.
Diderot (1713-1784), La Religieuse, 1796.
> Texte intégral sur Gallica : Paris, Garnier frères. Ed. Maurice Tourneux, 1875-1877.