« On m’arracha mon voile… ! »
Je me levai brusquement, et je lui dis : « Madame, j’ai tout vu ; je sens que je me perds ; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d’y penser. Faites de moi ce qu’il vous plaira ; écoutez leur fureur, consommez votre injustice… »
Et à l’instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s’en saisirent. On m’arracha mon voile ; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure ; on s’en saisit : je suppliai qu’on me permît de le baiser encore une fois ; on me refusa. On me jeta une chemise, on m’ôta mes bas, on me couvrit d’un sac, et l’on me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j’appelais à mon secours ; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J’invoquais le ciel, j’étais à terre, et l’on me traînait. Quand j’arrivai au bas des escaliers, j’avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries ; j’étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l’on ouvrit avec de grosses clefs la porte d’un petit lieu souterrain, obscur, où l’on me jeta sur une natte que l’humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d’eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller ; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort, avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire ; je portai mes mains à ma gorge ; je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux ; je hurlais comme une bête féroce ; je me frappai la tête contre les murs ; je me mis toute en sang ; je cherchai à me détruire jusqu’à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C’est là que j’ai passé trois jours ; je m’y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exécutrices venait, et me disait :
« Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d’ici.
— Je n’ai rien fait, je ne sais ce qu’on me demande. Ah ! sœur Saint-Clément, il est un Dieu… »
Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte ; c’étaient les mêmes religieuses qui m’avaient conduite. Après l’éloge des bontés de notre supérieure, elles m’annoncèrent qu’elle me faisait grâce, et qu’on allait me mettre en liberté.
« C’est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. »
Cependant elles m’avaient relevée, et elles m’entraînaient ; on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.
« J’ai consulté Dieu sur votre sort ; il a touché mon cœur : il veut que j’aie pitié de vous : et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et demandez-lui pardon. »
Je me mis à genoux, et je dis :
« Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.
— Quel orgueil ! s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié.
— Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez.
— Ce n’est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s’est passé.
— Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que j’en garderai le silence. Personne n’en saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure.
— Vous le jurez ?
— Oui, je vous le jure. »
Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu’elles m’avaient donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.
Diderot (1713-1784), La Religieuse, 1796.
> Texte intégral sur Gallica : Paris, Garnier frères. Ed. Maurice Tourneux, 1875-1877.