L’étude de la physique
Dans sa préface, Mme Du Châtelet réhabilite l’éducation scientifique, généralement négligée au profit de la culture littéraire, en insistant sur sa valeur formatrice et sur le plaisir qu’elle procure, mais aussi en expliquant pourquoi elle doit se situer dès l’enfance.
J'ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des hommes était de donner à leurs enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser, et dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler.
C’est peut-être à présent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner à l’étude de la nature. Bientôt les passions et les plaisirs de votre âge emporteront tous vos moments ; et lorsque cette fougue de jeunesse sera passée, et que vous aurez payé à l’ivresse du monde le tribut de votre âge et de votre état, l’ambition s’emparera de votre âme ; et quand même dans cet âge plus avancé, et qui souvent n’en est pas plus mûr, vous voudriez vous appliquer à l’étude des véritables sciences, votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une étude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilité. Je veux donc vous faire mettre à profit l’aurore de votre raison, et tâcher de vous garantir de l’ignorance qui n’est encore que trop commune parmi les gens de votre rang, et qui est toujours un défaut de plus, et un mérite de moins. […]
Il faut accoutumer de bonne heure votre esprit à penser, et à pouvoir se suffire à lui-même : vous sentirez dans tous les temps de votre vie quelles ressources et quelles consolations on trouve dans l’étude, et vous verrez qu’elle peut même fournir des agréments et des plaisirs.
L’étude de la physique paraît faite pour l’homme : elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse et desquelles nos plaisirs et nos besoins dépendent. Je tâcherai, dans cet ouvrage, de mettre cette science à votre portée et de la dégager de cet art admirable qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, et ne parle qu’à l’entendement. Vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette langue, qui paraît plutôt celle des intelligences que des hommes. Elle est réservée pour faire l’étude des années de votre vie qui suivront celles où vous êtes ; mais la vérité peut emprunter différentes formes, et je tâcherai de lui donner ici celle qui peut convenir à votre âge, et de ne vous parler que de choses qui peuvent se comprendre avec le seul secours de la géométrie commune que vous avez étudiée.
Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse. On se flatterait en vain sans son secours de faire de grands progrès dans l’étude de la nature. Elle est la clef de toutes les découvertes ; et s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en physique, c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la géométrie, et qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette science. […]
Il arrive dans la nature la même chose que dans la géométrie, et ce n’était pas sans raison que Platon appelait le Créateur, l’éternel Géomètre. Ainsi il n’y a point d’angles proprement dits dans la nature, point d’inflexion ni de rebroussement subits ; mais il y a de la gradation dans tout, et tout se prépare de loin aux changements qu’il doit éprouver, et va par nuances à l’état qu’il doit subir. Ainsi, un rayon de lumière qui se réfléchit sur un miroir, ne rebrousse point subitement, et ne fait point un angle pointu au point de la réflexion, mais il passe à la nouvelle direction qu’il prend en se réfléchissant par une petite courbe qui conduit insensiblement et par tous les degrés possibles qui font entre les deux points extrêmes de l’incidence et de la réflexion.
Il en est de même dans la réfraction : le rayon de lumière ne se trompe pas au point qui sépare le milieu qu’il pénètre et celui qu’il abandonne, mais il commence à s’infléchir avant d’avoir pénétré dans le nouveau milieu ; et le commencement de sa réfraction est une petite courbe qui sépare les deux lignes droites qu’il décrit en traversant deux milieu hétérogènes et contigus.
Émilie Du Châtelet, Institutions de Physique, 1740
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Prault fils, 1740.